Les Frères Sisters
tête. «  Mieux vaut lâéviter. Il y a eu un épisode malheureux concernant ses émoluments. Il serait sans doute ravi de me revoir, mais je ne pense pas quâil serait prêt à nous aider à nouveau. Il mâa signalé un autre campement à quelques kilomètres plus au sud. Câest peut-être notre meilleure option, si tu penses pouvoir y arriver.
â Je crois que je nâai pas le choix.
â Comme souvent dans la vie, mon frère, jâimagine que non.  »
Nous avancions lentement, bien que le terrain, en pente douce, fût plutôt praticable. Je me sentais étrangement heureux, comme si jâavais participé à quelque petit jeu, jusquâà lâinstant où Tub fit un faux pas. Ma bouche se ferma alors dâun coup, et je poussai un hurlement de douleur tout en me gaussant du ridicule de la situation. Je glissai alors une chique de tabac entre mes dents inférieures et supérieures, pour amortir les chocs. Ma bouche sâemplit dâune salive brune mais il mâétait trop pénible de la cracher, donc je me contentai de me pencher en avant pour la laisser sâécouler sur lâencolure de Tub. Nous traversâmes une petite averse de neige  ; les flocons me rafraîchirent agréablement le visage. Ma tête dodelinait, et Charlie fit une volte autour de moi pour mâobserver dans le détail. «  Ãa se voit de dos aussi, dit-il. Ton cuir chevelu est gonflé. Tes
cheveux
sont gonflés.  » Nous contournâmes la ville du docteur que Charlie nâavait pas payé, et trouvâmes lâautre campement à quelques kilomètres de là , un endroit sans nom qui sâétendait sur quatre cents mètres et abritait à peine une centaine de personnes. Mais la chance était avec nous, et nous trouvâmes un dentiste du nom de Watts qui fumait sa pipe devant sa vitrine. Alors que jâapprochais, lâhomme sourit et sâexclama, «  Quel drôle de métier je fais, à me réjouir quand je vois quelquâun dâaussi difforme  !  » Il me fit entrer dans son petit espace de travail parfaitement organisé, et me désigna un fauteuil tout neuf en cuir rembourré qui couina et soupira lorsque je mâassis. Approchant un plateau dâustensiles étincelants, il mâinterrogea sur mon passé dentaire, mais je ne pus lui répondre de manière satisfaisante. Jâavais, de toute façon, lâimpression que mes réponses lui importaient peu et quâil était surtout content de formuler ses questions.
Je lui fis part de ma théorie selon laquelle mon problème dentaire était lié à la morsure de lâaraignée ou au remède contre le venin, mais Watts dit quâaucune preuve médicale nâétayait ma thèse. Il ajouta, «  Le corps est un vrai miracle, et qui sait disséquer un miracle  ? Câest peut-être lâaraignée, il est vrai, mais câest peut-être aussi une réaction au soi-disant remède du médecin contre le venin, à moins que ce ne soit ni lâun ni lâautre. Cependant, quelle différence cela fait-il de savoir pourquoi vous nâallez pas bien  ? Nâai-je pas raison  ?  »
Jâacquiesçai. Charlie intervint  : «  Jâétais en train de dire à Eli, docteur, que je parie quâil a au moins trois litres de sang qui se baladent là -dedans.  »
Watts dégaina un étincelant bistouri en argent. Il se laissa aller sur sa chaise, et observa ma tête comme sâil contemplait une sculpture monstrueuse. «  Voyons voir  », dit-il.
Â
Lâhistoire de Reginald Watts était particulièrement malchanceuse. Il avait connu toutes sortes dâéchecs et de catastrophes, mais il en parlait sans amertume ni regret, et semblait même sâamuser de ses nombreux faux pas  : «  Jâai échoué dans les affaires, jâai échoué dans les escroqueries, jâai échoué en amour, jâai échoué en amitié. Jâai échoué dans tout, absolument dans tout. Allez-y, choisissez quelque chose. Nâimporte quoi.
â Lâagriculture, dis-je.
â Jâétais propriétaire dâune exploitation de betteraves à sucre à cent cinquante kilomètres dâici. Je nâai pas
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