Les Frères Sisters
de plus en plus chargé dâémotion, romantique. Il écartait les bras tel un artiste qui communie avec son public.
Nous traversâmes le barrage jusquâà la rive. Warm cessa de siffler quand nous nous retrouvâmes face à face. Un homme à lâair farouche, qui faisait une tête de moins que moi et empestait lâalcool et le tabac corsé. Ses épaules et ses bras étaient frêles, et ses hanches étroites, mais il était ventripotent et nâavait nullement peur de nous, ce qui revient à dire quâil nâavait pas peur de la mort. Jâeus un élan dâaffection pour lui, et je savais que Charlie aussi était impressionné par sa témérité et sa force de caractère. Warm sâavança vers Charlie puis vers moi, et nous nous serrâmes la main à tour de rôle, pour sceller notre accord. Ensuite, il y eut un blanc durant lequel aucun de nous ne sut ni que dire ni que faire. Quant à Morris, qui nâétait pas encore prêt à faire ami-ami, il était resté dans les buissons avec le whisky.
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Nous ravivâmes le feu et nous assîmes pour parler de notre association. Charlie souhaitait vider une pleine barrique de solution dans la rivière immédiatement, mais Warm refusa, avançant que Morris et lui étaient ivres et exténués. Je dois préciser que Morris avait fini par sortir de sa cachette, en se tenant douloureusement le bras tout en affichant un air désinvolte. Il était de toute évidence perturbé par notre présence. Jâobservais Charlie qui lâobservait et mâinquiétais de ce que mon frère risquait de lui dire ou de lui faire. Je fus soulagé lorsque Charlie accueillit Morris sans animosité, en lui tendant la main et en lui disant quâil espérait quâils pourraient passer lâéponge. Morris serra la main de Charlie par réflexe  ; il me regarda, haussa les épaules, et me tendit une flasque en argent. Sa moustache sâeffilochait aux extrémités, et ses yeux étaient rouges et gonflés. Il dit, «  Je suis fatigué, Hermann  », et Warm le couva du regard. «  La journée a été longue, nâest-ce pas, mon ami. Bien, pourquoi ne vas-tu pas dormir  ? Nous allons tous nous reposer et nous retrouver tous les quatre demain matin.  » Sans en dire davantage, Morris gagna sa tente. Je bus une gorgée de whisky et tendis la flasque à Charlie. Il but à son tour et passa la flasque à Warm. Warm en prit une goutte, reboucha la flasque et la glissa dans la poche de son manteau, comme pour dire, Suffit. Il lécha sa paume pour aplatir ses cheveux, et réajusta sa veste en tirant sur les revers. Il était dans le cirage, et faisait tout son possible pour se donner une apparence posée.
Il fut décidé que mon frère et moi garderions la moitié de ce que nous extrairions de la rivière, et que le reste irait à ce que Warm appelait la Compagnie.
«  La Compagnie, à savoir  : vous et Morris, souligna Charlie.
â Oui, mais ce nâest pas comme si les bénéfices allaient être dépensés au saloon. Ils serviront à financer dâautres expéditions comme celle-ci, mais plus ambitieuses, et donc plus coûteuses. En tout cas, si tout se passe comme je le crois, la Compagnie va se développer très vite, et nous mènerons de front plusieurs opérations en même temps. Il y aura alors dâautres occasions pour vous de vous impliquer davantage, si vous vous montrez dignes de confiance. Dans lâimmédiat, voyons si vous et votre frère êtes capables de participer à cette modeste expédition sans nous trancher la gorge, à Morris et à moi, dâaccord  ?  »
Dâaccord, pensai-je. Warm sâétait mis à se gratter les chevilles et les tibias, et je lui demandai, «  Est-ce que vous avez trouvé beaucoup dâor hier soir  ?
â Nous étions si ébahis par le spectacle, répondit-il, que nous avons gaspillé une bonne partie du temps à regarder, patauger dans lâeau, rire et nous congratuler alors que nous aurions dû travailler. Mais pendant le quart dâheure où nous nous y sommes mis, avant que lâor ne cesse de briller, nous en avons récolté autant que nous en aurions obtenu en un mois avec les méthodes
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