Les Frères Sisters
pas sauf en cas dâabsolue nécessité. Mets-lui une balle dans le bras, au besoin. Il faut quâil soit capable de travailler, et de parler.  »
Mon être profond commença à se dilater, comme câétait toujours le cas avant la violence  ; mon esprit sâobscurcit, et jâeus la sensation quâun flacon dâencre noire se déversait en moi. Mon corps résonnait, jâétais parcouru de frissons des pieds à la tête, et je devins quelquâun dâautre, ou plutôt jâendossai mon autre moi. Et ce moi était fort satisfait de sortir des ténèbres et dâintégrer le monde vivant où il lui était permis dâagir à sa guise. Jâéprouvai à la fois du désir et de la honte, et me demandai, Pourquoi est-ce que je me délecte tant de cette régression à lâétat animal  ? Je commençai à expirer bruyamment par les narines, tandis que Charlie restait calme et silencieux, et il me fit signe de me taire. Il avait lâhabitude de me rappeler à lâordre de cette façon, pour me préparer à lâaffrontement. Honte, pensai-je. Honte, sang, et déchéance.
Nous étions suffisamment proches pour que je puisse voir lâendroit où Warm et Morris étaient dissimulés, et distinguer vaguement les mouvements de leurs bras qui lançaient des pierres. Je tentai dâimaginer à quoi ressemblerait leur planque lorsque nos coups de feu lâillumineraient brièvement  ; chaque feuille, chaque pierre apparaîtrait dans la lumière, et je me figurais les expressions figées des deux hommes, et leur terrible surprise dâavoir été découverts.
Soudain Charlie posa sa main sur ma poitrine pour mâarrêter. Il me regarda droit dans les yeux et prononça mon nom dâun air inquisiteur  ; je quittai mon état second et redescendis sur terre. «  Quoi  ?  » dis-je, presque frustré par cette interruption. Charlie leva un doigt et le tendit en me disant doucement, «  Regarde.  » Je secouai la tête comme pour mâéveiller, et suivis des yeux la direction quâindiquait son doigt.
Une rangée dâhommes sâapprochait du camp dans le noir, et je compris, dès que je vis leurs silhouettes flanquées de fusils, quâil sâagissait des frères aux yeux bleus que nous avions croisés au bord de la rivière. En repensant à mon bref échange avec eux, je me souvins du léger mouvement quâils avaient eu lorsque jâavais fait allusion aux barils de vin de Warm, et à présent câétait justement vers ceux-ci quâils se dirigeaient. Le castor avait atteint le bord de lâeau avec son trésor, mais un coup de pied dans le ventre du plus grand des frères lâenvoya valdinguer dans les airs, et il atterrit avec un plouf dans la rivière. Outré, il se mit à frapper la surface de lâeau de sa queue, pour alerter ses congénères du danger imminent  ; ils cessèrent instantanément leurs besognes, et se mirent à lâabri dans les entrailles du barrage, afin de se blottir les uns contre les autres, loin du chaos et de la cruauté. Le chef des castors fut le dernier à quitter les lieux, lentement. Il manquait probablement de souffle après avoir reçu ce coup de botte dans lâestomac â ou peut-être soignait-il son amour-propre  ? Ces petites bêtes avaient quelque chose dâhumain, quelque chose de sage et dâancestral. Câétaient des animaux prudents et réfléchis.
Le plus grand des frères fit rouler la barrique en remontant la rivière pour la remettre en place, avant dâaller jeter un coup dâÅil dans la tente. Se rendant compte quâelle était vide, il appela à la cantonade  : «  Bonjour  !  » Je crus déceler des rires étouffés provenant de Morris et Warm, et jâinterrogeai Charlie du regard. Les rires sâintensifièrent, devinrent incontrôlés, et les frères se tenaient sur la rive et se regardaient, gênés.
«  Qui est là  ?  » dit le plus grand des frères.
Les rires sâévanouirent et Warm parla  : «  Nous sommes ici. Qui est
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 ?
â Nous avons un placer en aval de la rivière  », répondit le frère. Il donna un
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