Les galères de l'orfêvre
Bien que vêtues comme des lavandières, les deux femmes, à l’évidence, n’étaient pas de leur monde. Mme d’Orbelet serra furtivement le bras de Delphine et, s’avançant, prit résolument la parole.
— Nous venons voir Louise Fabre-Boyer. Nous avons obtenu son adresse à l’église Saint-Martin.
Les deux nervis se regardaient sans comprendre et il fallut que Flavius leur traduisît les propos de Mme d’Orbelet pour que l’un consentît à disparaître quelques instants. Quand il revint, il leur fit signe de le suivre.
— Merci, dit Delphine au jeune Flavius. Sans vous, nous n’aurions jamais pu parvenir jusqu’ici.
— Je vais attendre encore un peu, si vous le permettez, au cas où…
Elles entrèrent dans un grand salon, aux murs tendus de soie blanche à ramages jonquille, avec de hauts plafonds à moulures d’où pendait un lustre somptueux lourd de cristaux et de chandelles. Des lampes coiffées d’abat-jour abricot, en forme de mosquée, répandaient dans les coins des lumières indécises. D’énormes divans couverts de brocart prune, séparés les uns des autres par des vasques de fleurs, s’ouvraient en demi-cercle autour d’un épais tapis de Perse. Des filles aux jambes nues, aux épaules découvertes, parées de colliers, de bracelets aux chevilles, de boucles à l’oreille, attendaient sur les divans, lascives. Un vieillard était assis dans un coin, sur un pouf, avec une figure longue, en museau de chien, deux petits yeux bruns rapprochés, le poil bleu sur ses joues piquetées de vérole. Il portait un pourpoint sale et froissé, un mouchoir noir au cou, un petit accordéon sur les genoux qu’il actionnait très lentement. Quand les deux femmes entrèrent, il ne cessa pas de jouer mais, tout en lançant dans un vase posé par terre un long jet de salive brune, il souleva du genou son instrument, dont la bretelle dure devait lui fatiguer l’épaule, et, dans le même temps, il les observa par en dessous.
Louise Fabre-Boyer se tenait près d’un pilastre, légèrement en retrait. Elles eurent un peu de mal à la reconnaître. Elle était vêtue d’une ample robe chair-de-poire, d’une perruque blanc pâle bouclée. Une émeraude brillait sur sa gorge au bout d’une chaînette dont elle tripotait les maillons. Son long visage charnu mais régulier avait un air d’extrême dureté que n’effaçait pas le sourire d’une bouche petite et précieuse.
— Inconscientes ! dit-elle de cette voix grave qui avait tant impressionné Delphine la première fois. Encore heureux que vous veniez avant l’ouverture !
Mme d’Orbelet, très pâle, s’était figée au milieu de l’entrée. Tout le long du trajet depuis l’église Saint-Martin, elle s’était préparée au pire, mais peut-être qu’au fond d’elle-même, elle n’y avait pas cru. Et là, confrontée à la réalité, elle avait quelque mal à s’en remettre.
— Ne vous l’avais-je pas dit ? ajouta Mme Fabre-Boyer dans un soupir. Saintes, comme pécheresses, nous n’avons jamais rien fait d’autre, en ce bas monde, que de tenter de survivre. Jeanne, c’est à mon tour de te présenter mes « filles »…
— Louise, balbutia Mme d’Orbelet en venant à sa rencontre. Tu n’as pas à te justifier. La vie est ce qu’elle est et je ne te juge pas. J’ai besoin de ton aide.
Delphine jeta un rapide coup d’oeil vers les « demoiselles ». Il y en avait pour tous les goûts, deux Turques, une Noire, une rousse avec de longs cheveux, une très jeune avec une tête pâle et dorée où il n’y avait de lignes que l’ombre étroite du nez et la découpure rieuse de la bouche, une grosse avec des bourrelets de bronze à la taille. Une capiteuse odeur de musc flottait autour d’elles et luttait avec l’innocent parfum des fleurs.
— Vous cacher ? As-tu bien compris, Jeanne, dans quel endroit tu viens d’entrer ? As-tu bien réalisé que tu t’adresses à la mère maquerelle d’un des bordels les plus courus de Marseille ?
— Tu es notre seul recours. Sans ton aide, nous sommes perdues.
Louise les regardait l’une, l’autre, en jouant du bout des doigts avec son émeraude, en la faisant sauter entre ses paumes. On eût dit, dans ses mains, l’oeil encore chaud tombé de l’orbite d’un cyclope. Les filles sur le divan s’agitaient imperceptiblement, frissonnant des épaules, croisant ou décroisant leurs jambes. Louise reprit la parole tout en regardant de biais le vieux à
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