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Les galères de l'orfêvre

Les galères de l'orfêvre

Titel: Les galères de l'orfêvre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Duchon-Doris
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cligna lentement de ses lourdes paupières. Son visage ne trahissait aucune expression.
    — Désolé. Il ne nous a pas envoyés pour ça. Il nous a chargés de te tuer et nous le ferons à la première occasion. Discrètement, pour ne pas finir pendus à l’antenne de mestre.

    2.
    Flavius et son compagnon se crachèrent dans les mains et, d’un mouvement parfait, ils soulevèrent la chaise à porteurs où Delphine et sa mère avaient repris leurs places. Le Coin de Reboul était à l’autre bout du vieux Marseille et ils partirent d’un pas alerte sur le mauvais pavé. De la place Saint-Martin, le mieux était de plonger vers la Grand-Rue, l’artère transversale la plus commerçante de la ville. Les deux femmes ne perdaient rien du spectacle, et, cette fois, elles furent emportées par ce grouillement méditerranéen de la foule, ces allures de casbah et de souk oriental qui déplaisaient tant à M. de Montmor. Les odeurs qui flottaient dans l’air étaient indéfinissables. C’était un savant mélange de puanteurs et de parfums, de sueurs d’hommes, de myrrhe, d’encens, d’huile frite et d’épices, de musc, de girofle, de cannelle et d’ordures séchant dans les caniveaux. La moindre boutique avait des allures de bazar, avec la marchandise exposée à l’entrée, le patron sur le seuil, le verbe haut et le geste facile, et des étalages en savante pagaille où se côtoyaient les draps d’Allemagne et les vins d’Italie, les soies de Tripoli et les coutelas de Tolède, les tapis de Damas et les poteries de Fez. À même le sol, des femmes aux bras énormes, aux mamelles monstrueuses, vendaient en criant à tue-tête des fèves dans leur cosse, des légumes, des herbes, de la menthe, des pâtisseries saupoudrées de sucre, des beignets, des poissons frits, des rougets disposés tête-bêche, des sardines en rouelles, des calamars en étoiles.
    Les chariots circulaient avec peine au milieu de l’entassement des caisses et des balles, des traîneaux, des brancards, des brouettes, des couffes de blé. Plusieurs fois, Flavius et son compagnon renoncèrent à avancer, posant la chaise sur le sol et ce fut pour Delphine et Mme d’Orbelet des moments d’épouvante. La première fois, à côté d’elles, un étal encombré d’abats, de tripes, de poumons, empoisonnait la rue d’une odeur fade de massacre et rameutait toute une armée de mouches. Les fois suivantes, les « galiniers », marchands de poulets, brandissaient sous le nez des deux femmes leurs volailles affolées. Des poissonnières passaient la main par la fenêtre pour leur présenter leurs rascasses et des gamins sales et à moitié nus s’accrochaient à la chaise pour réclamer un sou.
    À hauteur de l’hôtel-Dieu et de l’église des Accoules, ils replongèrent vers le port, par des rues plus sombres et plus pentues, la rue de la Reynarde, les ruelles de la place Vivaux, la rue de Bouterie. C’était un autre monde, un univers étrange qu’elles eurent quelque mal à décrypter, bordé de maisons hautes dont les encorbellements aux étages réduisaient par en haut la largeur, de façades de belle facture avec des fenêtres décorées de vases, de coquilles, de rinceaux de feuillages, et des porches d’hôtels particuliers dont on devinait encore, à travers les portes entrouvertes, les escaliers de marbre. Mais tout cela sentait l’usure du temps, l’humide, le bouc et la saillie. Il suffisait de mieux regarder et l’on comprenait vite qu’une autre faune avait pris possession de ces demeures autrefois aristocratiques. Les volets étaient clos. Des portes avaient été remplacées par des rideaux de perles. Des ruissellements douteux couraient au milieu des pavés. Des filles à demi nues, en cheveux et fardées, quelques-unes en chemise, les jambes sanglées dans des bas de soie, bavardaient sur les seuils.
    — Les Trois Malouins ! dit Flavius en déposant la chaise devant le portail d’une haute maison à pilastres d’un gris jaunâtre soutenant un beau balcon de fer.
    Deux hommes en gardaient l’entrée, assis sur les marches, l’un, maigrichon, vêtu d’une chemise rouge ouverte sur son torse, avec un nez énorme et des cheveux graisseux liés en queue-de-rat, l’autre, ventripotent, le visage débordant de graisse, un bonnet crasseux en équilibre sur sa tête.
    Ils se levèrent d’un même mouvement. Mais en voyant Delphine et sa mère descendre de la chaise, ils parurent quelque peu décontenancés.

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