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Les galères de l'orfêvre

Les galères de l'orfêvre

Titel: Les galères de l'orfêvre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Duchon-Doris
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l’accordéon.
    — Je ne suis que la gérante de cet établissement. Il appartient à un forçat, dit l’Orfèvre, et ce serait trop dangereux de…
    L’homme cracha sa chique. Un fil de bave noire descendait de sa lèvre inférieure. Il ne leva pas les yeux de son instrument et se contenta de passer plusieurs fois le revers de sa main sur ses lèvres épaisses.
    — Soit, dit Louise à la fin. J’accepte. En souvenir d’autrefois. Mais vous ne pouvez rester ici. Jeanne, je te prendrai chez moi. Quant à Delphine, Sophie l’hébergera.
    La plus jeune des pensionnaires des Trois Malouins sauta de son sofa et fit une petite révérence. Elle n’avait pas seize ans.

    3.
    Le mouvement de la vogue tendait et brisait les chairs, triturait les jointures et les tendons, arrachait les os des carcasses. Le feu du ciel brassait les squelettes broyés, les halètements des hommes, la nacre des corps en sueur. Des éclairs blancs brillaient sur le mufle des forçats, sur leurs membres nerveux, au ras de leurs têtes où flambaient des yeux irrités de sueur. Les torses ondulaient, respiraient comme la mer, se noyaient dans l’ocre rouge et l’indigo. Tous accusaient la fatigue de la détente violente de la jambe libre, arquée sur la contre-pédagne, se plaignaient de douleurs dans les muscles du dos et de la ceinture abdominale.
    Ils voguaient, écrasés par le bleu du ciel et le bleu de la mer. La côte avec ses rochers blancs, ses forêts basses d’un vert amande, n’était plus qu’une lumineuse épure au ras des eaux. L’escadre avait fait une courte escale à Sète et elle plongeait vers le cap de Creus, porte battante de la côte catalane.
    — Le vent se lève, dit quelqu’un.
    Des mains invisibles lissaient la Méditerranée, la défroissaient comme du papier d’argent. Un air plus frais faisait danser les cordes et claquer les toiles. Quand ils passaient trop près des plages, des risées soulevaient le sable, le soufflaient dans leur cou, dans leurs yeux, l’insinuaient jusque sous leurs vêtements, réduisaient l’horizon en poudre impalpable. Dans cette agitation nouvelle, les galères souffraient. Si leur faible tirant d’eau, leur légèreté, leur relative indépendance vis-à-vis du vent les rendaient très manoeuvrantes et leur permettaient de se jouer des courants, des écueils et des récifs, une houle un peu forte, compliquant la manoeuvre coordonnée des avirons, suffisait à les désorienter. Les vagues bientôt se sculptèrent de bosses et de creux, se rehaussèrent de dentelles et de guirlandes lumineuses. Le golfe du Lion refermait ses mâchoires, lâchant des trombes d’eau qui balayaient le pont, paralysant l’équipage, empêchant toute manoeuvre à la voile. Seule la chiourme continuait son travail de titan. Chaque vague déferlait sur le tillac, noyait les bancs, se disloquait en de grandes lanières de fouet qui venaient cingler les forçats. Guillaume, à plusieurs reprises, étouffé sous l’écume, crut qu’il n’arriverait pas à reprendre son souffle.
    Il fallut se mettre à couvert, plus près de la côte du Roussillon, se rabattre en direction de Port-Vendres.
    Ce fut alors qu’ils aperçurent le vaisseau, de proue, droit devant. Il ne cachait pas son identité : c’était une belle frégate anglaise, venue narguer la marine du roi jusqu’au large des côtes françaises. Pareil affront ne pouvait rester impuni. Le comte de Roanès donna aussitôt l’ordre de hisser la flamme blanc et rouge à sa penne de trinquet pour donner aux trois autres galères le signal de « mettre les armes en couverte » sur le pont et de se préparer au combat. « Tap en bouche ! » cria le comite, repris par les argousins. Comme un seul homme, les galériens serrèrent entre leurs dents le bouchon de liège. La frégate était bien plus à l’aise dans le vent et, pour la prendre en chasse, Contrucci commanda la passe-vogue ou vogue à passer le banc, allure qui combinait une terrible accélération de la cadence, près d’un doublement, avec un allongement de la palamente. Les pertuisaniers excités par les sous-officiers hurlaient en se tenant aux cordages. À chaque mouvement de rame raté, les coups de corde tombaient sur la chiourme comme la grêle.
    La frégate était à portée de boulets de La Renommée . La galère, comme les autres, avait une puissance de feu dérisoire – cinq pièces d’artillerie de faible calibre, placées à l’avant, sur la plate-forme

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