Les guerriers fauves
fit-elle. Vous m’avez surprise. Oui, j’ai bien dormi, et vous-même ?
— Pas beaucoup, avoua l’autre, les traits tirés. L’équipage était bruyant et la bière lourde. Puis je n’arrive pas à me faire à la houle.
Était-ce sa façon de la regarder ? Ou le fait qu’il ne ressemblait pas à l’image qu’elle se faisait des pèlerins ? Mais y avait-il un seul type de pèlerin ? Évidemment non. Elle n’y pouvait rien, elle était comme ça, à juger d’emblée, à aimer tout de suite ou pas du tout. Et celui-là ne lui plaisait pas. Et d’abord, que faisait-il sur ce bateau plutôt que sur le chemin de Compostelle ? Pieds nus ou à genoux comme la plupart. Elle se força à sourire, ajoutant :
— Moi non plus. Surtout au moment des repas.
Le pèlerin désigna l’île dont ils longeaient les falaises.
— Vous connaissez, ici ?
— Non. Je n’ai jamais vraiment quitté le château familial, sauf une fois pour aller à Caen avec ma famille.
L’homme s’approcha d’elle. Une drôle de lueur s’était allumée dans son regard.
— Vous devez vous trouver bien solitaire avec tous ces hommes autour de vous.
— Non.
— Seule femme à bord avec tous ces marins, c’est dangereux pour une pucelle. Il faudrait vous choisir un protecteur. Quelqu’un de solide...
La jeune fille s’écarta brusquement, laissant apparaître le mufle du chien qui gronda et montra les crocs.
— S’il me fallait un protecteur, comme vous dites, je l’ai déjà choisi, maître Richard !
— Mais, je... protesta le pèlerin.
— Ensuite, n’oubliez pas à qui vous parlez, ajouta froidement Eleonor. Je ne suis pas fille de laboureur ni de bourgeois, et mon père aimait à penser que je saurais me défendre en toutes circonstances.
Elle souleva les plis de sa cape, et la garde de son poignard apparut. Une drôle de mimique passa sur les traits du pèlerin. Pendant un bref instant, elle eut l’impression que tout cela l’excitait et que, bien loin de reculer, il allait la prendre d’assaut puis, d’un coup, son expression changea.
— Oh, mais qu’allez-vous penser ? se récria-t-il en reculant, le visage empourpré. Je ne voulais pas...
Il s’interrompit et tourna brusquement les talons, l’air offusqué.
La jeune fille le regarda s’éloigner, se demandant s’il n’était pas son mystérieux visiteur nocturne.
Un éclat de rire la fit se retourner. C’était Wace qui, apparemment, avait entendu leur échange.
— Compliments, damoiselle, fit-il. J’allais le chasser à coups de canne, mais je n’en ai pas eu besoin. Notre fâcheux est reparti bredouille.
Puis, plus gravement, s’inclinant devant elle :
— Je suis venu vous faire mes adieux, damoiselle, c’est ici que je vous quitte. Promettez de ne jamais oublier votre humble serviteur. Je finis de rédiger mon Roman de Rou et je vous fais promesse de vous en faire parvenir copie en Sicile. Écrivez-moi à la cour d’Aliénor.
La jeune fille saisit la main que lui tendait le poète et la pressa dans les siennes.
— Je le ferai.
— Il est des femmes que l’écriture appelle. Peut-être ferez-vous partie de celles-là, Eleonor ? Vous observez le monde avec trop de sagacité pour que cela ne serve qu’à un époux.
Un nouvel appel résonna. Ils accostaient. Le poète se détourna pour ramasser son bagage.
22
Alors que les marins lançaient les amarres et que les gens du port se précipitaient sur les quais pour voir les nouveaux arrivants, Tancrède, debout à la proue de l’esnèque, songea une nouvelle fois à son rêve.
Un singulier mélange de parfums, de goûts et de désespérance... Il se souvenait d’avoir planté les dents dans un fruit d’un jaune éclatant, un fruit à la morsure acide dont il avait oublié le nom. Une femme marchait devant lui d’une démarche souple de danseuse. Sa mère. Anouche. Douce, lumineuse et parfumée.
Il essayait de la rattraper, courait de toutes ses forces, hurlait son nom, mais elle ne l’entendait pas et s’éloignait jusqu’à n’être plus qu’une ombre dans le lointain de son rêve.
Il s’était réveillé avec le sentiment de mourir un peu...
LA MALÉDICTION
23
L’homme se tordait de douleur. Le mal, dans son dos, était revenu. Il était comme un fer rouge qu’on enfonçait encore et encore dans une plaie béante. Il gémit.
— J’ai mal, si mal ! Aide-moi ! Ne crois-tu pas que j’ai assez souffert ?
— Je ne peux rien pour
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