Les guerriers fauves
Il passa sa langue sur ses lèvres couvertes d’humidité salée, essayant d’oublier les abîmes qui s’ouvraient sous la coque et la mer hérissée de brisants... Et pourtant, depuis qu’il avait appris la mort d’Anouche, sa mère, un curieux sentiment de détachement l’envahissait qu’il n’arrivait pas à combattre.
Derrière eux, le knörr se laissait tirer, ses rameurs veillant simplement à maintenir la distance. Ils naviguèrent un long moment ainsi, puis un nouveau coup de trompe retentit, venant du canot.
— Nous allons bientôt toucher les Écrehou, commenta Knut qui venait d’apparaître. Si Dieu le veut, nous y passerons la nuit.
Alors qu’il disait ces mots, les rameurs inversèrent la manoeuvre pour freiner leur approche. Le knörr avait jeté l’ancre. Les hommes démâtaient, arrimant à nouveau la longue pièce de bois sur le pont.
— Où sommes-nous maintenant ? Qu’est-ce que c’est, les Écrehou ?
Hugues réfléchit. Il avait discuté avec le stirman avant leur départ et s’était fait expliquer la route qu’ils allaient suivre.
— La mer, par ici, est pleine d’îlots rocheux, habités ou non. Je crois que celui-là est au nord-est de Jersey. Il n’y a rien dessus.
La brume s’était déchirée un bref instant, leur dévoilant une plage en forme de croissant lunaire et des rochers recouverts d’algues vertes déposées par les marées. Des oiseaux de mer s’envolèrent en criaillant.
Les marins avaient sauté à l’eau et, le torse et les jambes dans les vagues glacées, avaient saisi les filins que leur jetaient leurs compagnons. Ils se mirent les uns derrière les autres et, encouragés par les cris de Knut, halèrent le bateau. D’un bond, Tancrède sauta par-dessus bord et, se glissant au milieu de la file des marins, s’arc-bouta avec eux, tirant de toutes ses forces sur la corde. Bientôt, la coque racla le fond puis s’immobilisa, à demi échouée sur la plage.
19
Grâce à Knut, la vie s’était rapidement organisée sur l’îlot. Les marins avaient monté une dizaine de tentes aux cadres de bois sculptés. Des trépieds aux pattes griffues soutenaient des marmites où cuisaient du poisson frais et des fèves. Des tonneaux de bière avaient été mis en perce. Les flammes des campements perçaient la brume, formant un halo orangé. La nuit était venue et, avec elle, la lueur diffuse de la lune.
Hugues et Tancrède étaient assis devant le brasier, silencieux tous deux, quand Giovanni les rejoignit. Le Lombard paraissait d’excellente humeur.
— Alors, cette première journée de mer ? demanda-t-il en se frottant les mains au-dessus du feu. Je ne pensais pas qu’on ferait escale sur ce caillou. Vous dormez à terre ou sur l’esnèque ?
— Ici, répondit Hugues. Harald nous a attribué une tente. Et vous ?
— Le navire était trop lourdement chargé pour l’échouage et quant à moi, je préfère rester à bord avec la marchandise. J’ai prêté ma cabine à la damoiselle dont vous m’aviez parlé. Elle est charmante, vous savez ?
Hugues ne réagit pas, mais le Lombard insista :
— Une jolie femme au caractère bien trempé. Malgré l’étrangeté de ce qui l’entoure, elle se tient comme un homme.
— Je veux bien le croire.
Ils se turent tous deux et Giovanni, intrigué, regarda Tancrède. Le jeune homme fixait les flammes et même si les efforts du halage avaient calmé les remous de ses pensées, il n’avait pas envie de parler. Il buvait sa bière en silence, tout comme le pilote, assis non loin d’eux.
Le Lombard eut un geste vers ce dernier.
— Voilà donc celui qui tient nos vies dans ses mains, reprit-il. Quel drôle d’homme avec sa figure d’enfançon et ses yeux rêveurs !
— Il a pour surnom « Pique la Lune », déclara Hugues.
— Cela lui va bien.
— Le stirman et le maître de la hache en font grand cas. Et nous l’avons vu à l’oeuvre. Il m’a étonné, il semble connaître autant le ciel et la mer que le vol des oiseaux et les mouvements des poissons.
— Ces gens-là ne sont pas comme nous. Aussi différents qu’un moine peut l’être d’un homme du siècle. Mon capitaine, qui n’est pas un drôle, ne jure que par lui. Il dit que c’est le meilleur. Mais je l’imaginais autrement, sans doute plus vieux. Comme si le savoir allait toujours avec l’âge. Bon, je dois retourner avec mes passagers. On mange et puis on réembarque. J’ai une faim de loup. La mer
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