Les héritiers
canadiennes. Son repas terminé, le jeune marchand regagna la rue Wellington pour marcher en direction du parlement.
Il se trouva bientôt devant un chantier bourdonnant d’activité. Après l’incendie de 1916, les restes du grand bâtiment gothique avaient été rasés pour faire place à une nouvelle construction. Elle serait terminée seulement l’année suivante. Toutefois, le gros œuvre achevé, le visiteur put apprécier la majesté de l’édifice.
Sans jamais le formuler à haute voix, toute sa vie, son père avait rêvé d’occuper un siège de député. Sa passion pour la politique demeurait toutefois tempérée par les exigences de la vie de commerçant. Au cours des dernières années, le pauvre homme avait espéré discrètement l’obtention d’un siège de sénateur.
— Voilà sans doute pourquoi il en voulait tant à Henri Bourassa, ricana Edouard en revenant rue Wellington.
Le chef nationaliste, en faisant campagne contre Wilfrid Laurier en 1911, avait contribué à la défaite libérale. Après ce mauvais coup du sort, cette grande espérance ne pouvait plus être satisfaite. Le premier ministre conservateur Borden ne distribuerait pas des récompenses de ce genre à des organisateurs libéraux.
La suite de sa visite touristique posait au jeune homme des difficultés d’un autre ordre. La caractéristique des plaisirs clandestins était justement leur clandestinité. Aucun panneau publicitaire, aucune petite annonce dans le journal, aucune rubrique dans le bottin de téléphone ne signalaient certains commerces.
Edouard leva le bras pour attirer l’attention d’un chauffeur de taxi. En montant dans la voiture, il bredouilla dans la langue du roi George :
— Je veux aller à Hull, afin de boire un verre.
L’autre se retourna { demi pour dire au client assis {
l’arrière:
— La ville s’est placée sous le régime de la loi Scott l’an dernier, sans compter la loi fédérale sur la prohibition.
— Voyons, cela n’empêche personne de boire.
L’autre hocha la tête, abandonnant son rôle de censeur.
Après des années { jouir d’une réputation infâme, la petite ville d’une vingtaine de milliers d’habitants située {
la frontière du Québec avait cédé aux pressions des «secs».
Les Ontariens ne pouvaient plus traverser l’un des deux ponts jetés sur la rivière des Outaouais pour étancher leur soif dans la province voisine. Bien sûr, cela ne durerait pas, bientôt la longue caravane des assoiffés reprendrait de plus belle entre les deux rives.
— Et je cherche aussi d’autres plaisirs.
Le jeune homme ne rougissait plus à cette évocation, tellement la chose lui était familière, et son interlocuteur ne cilla pas non plus. Dans son métier, ce genre de requête se produisait trop souvent pour s’en formaliser encore. Il détailla son passager, jugea de ses moyens par sa mise, puis il s’engagea au centre de la rue.
Quelques minutes plus tard, il franchissait un pont. Au passage, Edouard apprécia l’ampleur des entreprises Booth et Eddy, vouées toutes les deux à la transformation des produits de la forêt. Les scieries et les usines de production de papier poussaient en grand nombre dans la province de Québec, laissant prévoir un avenir radieux.
La ville de Hull, même si proche de la capitale nationale, rappelait l’établissement pionnier fondé au milieu du siècle dernier. Les maisons étroites et hautes, construites sur de petits lots, paraissaient fragiles, peu confortables.
Cela tenait peut-être au dernier incendie : il avait fallu reconstruire en vitesse, avec peu de moyens. Les immenses cours à bois des scieries ou des papeteries fournissaient du combustible en abondance lors de catastrophes de ce genre.
Le chauffeur s’engagea bientôt sur le chemin Aylmer, laissant les faubourgs derrière lui. De chaque côté, des troupeaux paissaient sans lever la tête au bruit du moteur.
Même les vaches s’habituaient aux automobiles.
Sur la gauche, quelques rues formaient un damier régulier, un îlot entre les agglomérations de Hull et d’Aylmer.
La voiture s’arrêta devant une maison plutôt cossue, haute de trois étages. Malgré la chaleur et le soleil, les rideaux étaient tirés. Le chauffeur annonça le prix de la course, reçut un généreux pourboire pour avoir amené son client vers les plaisirs interdits.
— Have a good day! souhaita l’homme en. relançant son moteur.
Tout en gravissant les marches de* la
Weitere Kostenlose Bücher