Les héritiers
provincial serra la main d’Ernest Lapointe.
Malgré la distance, Edouard remarqua la grimace sur le visage de Lomer Gouin, assis près de la petite estrade au fond de la pièce. Les péripéties de ce congrès, et les alliances qu’il permettait, auraient des conséquences sur les prochaines décennies de la politique canadienne. Voir l’un de ses ministres fraterniser avec le député de Kamouraska n’augurait rien de bon.
Sur la scène, Rodolphe Lemieux devait présider le
«caucus» provincial. Il s’agissait du député du comté de Gaspé, un collaborateur de Wilfrid Laurier tout au long de son mandat comme premier ministre national. Après avoir laissé quelques minutes aux participants désireux d’échanger des informations, il frappa sur la table devant lui avec un petit maillet.
— Comme tous nos collègues des autres régions du pays, nous allons discuter ce matin du choix du nouveau chef. Le programme attendra un peu.
Même si chacun des délégués voterait individuellement, tous seraient guidés par la discussion tenue au préalable avec les gens de sa province.
— Ce ne sera pas un Canadien français, remarqua avec humeur quelqu’un dans les premiers rangs.
— Certainement pas, trancha Ernest Lapointe depuis le fond de la salle. Wilfrid a été le chef du parti pendant des décennies. Nos amis des autres provinces ne toléreraient pas d’attendre encore. Ils espèrent leur tour depuis trop longtemps.
— Dans ce cas, continua un autre, il nous faut voter pour un allié du Québec. Par exemple, Walter Mitchell, qui fut toute sa vie un proche de sir Wilfrid.
L’amitié du grand homme paraissait maintenant un titre de gloire susceptible de conduire à la tête du parti. A cause de cela, depuis le début de la convention, chacun se targuait d’être un intime du disparu. Heureusement, Mitchell possédait de meilleurs atouts à son dossier, à titre de trésorier du gouvernement Gouin.
— Même s’il parle anglais, intervint encore Lapointe, notre collègue vient de la province de Québec, comme notre regretté chef. Le Canada compte huit autres provinces, dois-je vous le rappeler?
Mitchell, un homme un peu replet, se leva pour déclarer dans un excellent français:
— Inutile de continuer cet échange à mon sujet plus longtemps : je ne veux pas être candidat.
Plusieurs personnes dans la salle murmurèrent leur déception. De façon bien peu réaliste, ils rêvaient d’un nouveau premier ministre issu de leurs rangs.
— Si Fielding l’emporte, grogna quelqu’un, je ne voterai pas au prochain scrutin fédéral. Le salaud a siégé avec Borden pendant des années, et maintenant, il rêve de retrouver un fauteuil ministériel dans le nouveau cabinet libéral.
Ce délégué venu de Montréal résumait bien la hargne de la délégation originaire du Québec. De très nombreux députés libéraux de langue anglaise avaient choisi de joindre le gouvernement d’union en 1917. La plupart croyaient sincèrement servir ainsi les intérêts du pays dans le contexte de l’effort de guerre. Mais dans cette salle, on préférait expliquer la trahison du vieux chef par des motifs honteux.
La plupart des transfuges auraient été soucieux de conserver leur indemnité de député, certains de retrouver leurs honoraires de ministre.
William S. Fielding, de retour au sein de son parti après un exil chez les unionistes, avait été accueilli à bras ouvert par Laurier, qui avait explicitement évoqué son nom au moment d’aborder le sujet de sa propre succession. Il recevait l’appui des délégués venus de l’Ouest. Il espérait gagner celui de ceux de l’Ontario. Toutefois, sa seule présence à cette convention paraissait odieuse à tous les délégués de langue française.
— Chers collègues, le mieux serait de ne voter pour personne, déclara Athanase David en se levant.
Au lendemain de la fusillade responsable de la mort de badauds dans la Basse-Ville de Québec, le 1er avril 1918, peu de temps après la proposition de Joseph-Napoléon Francœur évoquant la séparation de la province, ce jeune politicien avait incarné l’étoile montante du Parti libéral provincial. Il entendait maintenant entraîner ses collègues sur un sentier inattendu.
— Au cours des dernières années, les Canadiens français ont été victimes des insultes, des préjugés raciaux et religieux non seulement
de
la
part
des
conservateurs,
mais
aussi de celle des libéraux de langue
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