Les héritiers
maintenant que seul David et son compère acceptaient de le suivre dans sa stratégie tordue. Il a joué, et il a perdu.
Le député du comté de Kamouraska avait sans doute consacré des efforts inouïs pour parler à des centaines de délégués dans les semaines précédant la convention. Quelques phrases lancées depuis le fond de la salle avaient réussi à les rallier au moment de disposer de la proposition de David.
— Je suppose que Gouin devra maintenant renoncer à son désir de passer sur la scène fédérale, conclut-il.
— Ne sous-estime pas la pugnacité du vieux gnome.
Mais maintenant, au mieux, il sera le bras droit de Lapointe, pas celui de King.
Le visiteur demeura un long moment songeur, puis il précisa :
— Tu sais, Borden a été réélu il y a seulement deux ans.
Il ne convoquera sans doute pas d’élection avant 1921.
Tellement de choses peuvent survenir d’ici l{, pour faire ou ruiner une réputation.
Edouard se déplaça sur son siège, de nouveau pressé de mettre fin { l’entretien.
— Je te remercie de me faire bénéficier de ta sagesse politique. Mais je suppose que tu es venu me voir pour une autre raison.
— As-tu parlé aux gens du comté de Québec-Est de ma proposition de me présenter pour les libéraux?
— . . Oui, je l’ai fait juste avant de partir pour Ottawa.
Cela n’a pas soulevé un bien grand enthousiasme.
Lavergne grimaça. Sa réaction parut naïve à son interlocuteur.
Après avoir lancé des invectives à partir de toutes les tribunes depuis le début du siècle, il souhaitait maintenant devenir le collaborateur de ses victimes. En même temps, il ne renonçait pas à ses anciennes habitudes, comme le démontra la suite de la conversation.
— S’ils refusent, je vais mener une campagne farouche contre le parti. Pendant toute la guerre, les habitants de ce comté se sont montrés enthousiastes envers mes discours.
— Tu ne trouves pas qu’une offre de coopération accompagnée d’une menace n’inspire pas confiance? La vraie question est un peu différente: désires-tu servir sous les ordres de King et, si tu as raison, de Lapointe?
Le visiteur se renfrogna un moment. Déjà, il avait renié la parole donnée à Wilfrid Laurier. Cela rendrait les ténors actuels du parti très méfiants. Edouard se leva en disant encore :
— Et si tu dis oui, tu devras en convaincre les grosses légumes libérales. Dans ce domaine, je suis encore un débutant. Je ne déciderai certainement pas du choix du prochain candidat. Je ne suis même pas certain que quelqu’un souhaitera entendre mon opinion sur la question.
Lavergne comprit que la conversation se terminerait là. Il quitta sa chaise à regret. En le reconduisant vers la porte, au nom de leur vieille camaraderie, son hôte précisa :
— Toutefois, si tu le veux, je leur communiquerai ton désir de les rencontrer.
— C’est bien, fais donc cela.
Ils se quittèrent sur une poignée de main. Le marchand put enfin revenir à ses affaires.
*****
La visite d’Armand Lavergne trotta dans la tête du commerçant tout le reste de l’après-midi. Quand il quitta les lieux en milieu de soirée, il chercha un taxi devant l’hôtel Saint-Roch, et demanda au chauffeur de le conduire { l’hôtel de ville. Il faisait le pari que, rentré tôt lui aussi, le maire Henri Lavigueur se trouverait encore à son bureau, soucieux de régler quelques-uns des dossiers accumulés pendant son séjour à Ottawa.
Plusieurs fois dans le passé, son père avait fait le même détour afin de discuter politique avec le premier magistrat.
Suivre ce chemin soulevait en lui une étrange émotion. Le gardien de faction devant l’entrée principale accepta de le laisser passer malgré l’heure tardive, pour le suivre ensuite dans le couloir de ses yeux soupçonneux.
En arrivant devant la porte du grand bureau, il frappa d’abord avec timidité, sans obtenir de réponse, puis un peu plus fort.
— . . Entrez, fit une voix.
Un moment, depuis son grand fauteuil, le maire le contempla, puis son visage s’éclaira d’un sourire.
— Le jeune Picard ? Franchement, tu es bien la dernière personne que je m’attendais { voir. Surtout avec une valise
{ la main. Viens t’asseoir.
Il lui désigna la chaise devant son lourd bureau, se leva de son siège pour lui serrer la main.
— J’arrive du magasin, s’excusa le marchand. Je ne suis pas passé à la maison en descendant du train.
— J’ai fait la même
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