Les héritiers
maintenant seul le curé prend un verre lors des noces, grâce au vin de messe. Notre tour est arrivé.
Il versa un sherry à sa femme, interrogea les trois filles du regard. Aucune n’accepta. Peu après, il se calait dans un fauteuil, un whisky { la main. D’habitude, les nouveaux mariés tremblaient de fébrilité au moment de se retrouver seuls. Ceux-là, à cause de la présence de leurs enfants, gardaient une allure empesée.
À la fin, Amélie se leva en marmottant :
— Excusez-moi, je vais aller défaire ma valise.
Même si, depuis le mois de juin précédent, elle avait passé de nombreuses journées dans l’appartement de la rue de la Fabrique, la jeune fille était descendue la veille avec une grosse malle. Il lui restait encore à placer tous ses effets.
— Et moi, déclara Thalie à son tour, je vais aller faire la mienne. Quelqu’un du Canadien Pacifique doit la prendre tôt demain matin.
En quittant le salon, elle comprit combien il lui plaisait de regagner Montréal dès le lendemain.
— Finalement, déclara Françoise en se levant, je vais prendre un sherry. Laisse papa, je vais me servir moi-même.
Les nouveaux mariés échangèrent un regard un peu désolé. Avant ce jour-là, la proximité entre les Picard et les Dubuc suscitait des conversations enjouées. Ils en étaient réduits à souhaiter que leur nouveau statut matrimonial ne soit pas { l’origine de pareille débandade.
*****
Le lendemain, Mathieu vint dîner en famille. En se mettant à table, Amélie lui annonça, comme si la chose présentait un accomplissement :
— Je vais occuper ta chambre, tu sais.
— Je ne veux pas te décevoir, mais il s’agit de celle de mon père. Françoise occupe la chambre qui a été la mienne de ma naissance à mon départ pour la guerre.
La déception se peignit sur le joli visage.
— Tu pourras prendre la mienne, proposa Thalie dans un sourire. Elle donne sur la rue de la Fabrique.
— Thalie, tu es très gentille, déclara Paul, mais cette maison restera celle de ta mère, en conséquence la tienne aussi.
Tu continueras d’occuper ta chambre { chacune de tes visites. Amélie se trouve très bien où elle est.
Marie le remercia des yeux. Leur entente était simple : les Dubuc seraient des invités chez les Picard, et les Picard des invités chez les Dubuc. La blonde se le tint pour dit et n’aborda plus le sujet.
Après avoir servi le potage, Gertrude prit sa place à table.
La veille, après la noce, la nouvelle organisation familiale avait éveillé chez elle des velléités de retourner prendre ses repas à la cuisine. Après quelques arguments, Marie avait conclu :
— Si, à Rivière-du-Loup, tante Louise mange avec le reste de la famille, { Québec, tu vas continuer de t’asseoir avec nous.
Le «merci» s’était étranglé dans sa gorge, une poussière dans l’œil l’avait forcée { se retirer vers ses chaudrons.
Vingt-quatre heures plus tard, elle reprenait néanmoins sa place habituelle à table avec une assurance renouvelée.
Une fois réglées les questions des chambres et de la place de la domesticité dans la demeure, le silence s’alourdit sur la salle à manger.
— Thalie, tu dois être heureuse de retourner { l’université, remarqua Françoise. Tu retrouveras tes cours, tes amies.
— C’est un plaisir ambigu, expliqua Thalie. Pour cela, je dois quitter ma famille, d’autres amies.
Son interlocutrice la remercia d’un sourire.
— Tu vas revenir, n’est-ce pas ? intervint Marie à son tour, un peu de tristesse dans la voix.
— Aux fêtes, pour te permettre de faire enfin ton voyage de noces.
— Viens seulement pour me voir.
— Je te verrai avant et après votre escapade en amoureux.
Ces paroles réussirent à troubler un peu la nouvelle mariée.
— Mais l’été prochain, insista-t-elle, tu voudras travailler auprès des malades. . C’est bien normal.
L’effort de compréhension sonnait un peu faux.
— Mais je pourrai peut-être venir { Québec. J’ai déj{
écrit au directeur de l’hôpital Jeffery’s Hale pour lui offrir mes services et le directeur m’a répondu avec intérêt. Il y a aussi une clinique pour les indigents, dans la Basse-Ville, où je pourrai aider. Je contacterai les hôpitaux catholiques. .
mais avec les protestations en chaire des curés contre les féministes, je perdrai mon temps. Alors ce sera probablement le Jeffery’s Hale.
— Tu pourras venir à Québec. . répéta la mère.
Le
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