Les héritiers
nombreuses semaines, ses atermoiements tombaient sur les nerfs de son compagnon.
— L’aimes-tu encore?
Françoise secoua la tête en signe de dénégation. Le geste agita ses cheveux châtains, qu’elle gardait longs malgré la mode des coiffures « à la garçonne ». Elle se mordit la lèvre inférieure, réussit à articuler :
— Non, ce n’est pas cela. .
Après une pause, elle renchérit :
— Il a tellement souffert. Je ne veux pas en remettre. .
— Ces foutus héros de la guerre. . Ils me font chier.
La colère donnait à sa voix un côté cassant. Dans ce cadre feutré, le gros mot devenait plus vulgaire encore. Quand il vit des larmes perler au coin des yeux de son interlocutrice, il ajouta, un ton plus bas :
— Si tu veux, je peux lui parler moi-même.
— Non, non. Je le ferai, je te le promets.
L’homme prit les mains de sa compagne dans les siennes, les tint un moment.
— Je m’excuse, murmura-t-il à la fin, je ne voulais pas m’énerver. Mais je tiens { toi. Cela ne- peut pas continuer ainsi. Je dois savoir.
Incertaine de maîtriser le timbre de sa voix, la jeune femme acquiesça d’un signe de la tête. Au moment où Gérard traversa le rez-de-chaussée, il garda résolument les yeux sur le plancher, afin d’éviter de voir son rival.
*****
À l’étage, Thalie abandonna sa cliente en murmurant:
— Excusez-moi. Mon amie. .
En raison de la présence de ses enfants et de Françoise, Marie avait débauché ses vendeuses au mois de mai. En quittant son poste afin d’aider son amie, la jeune femme laissait tout l’étage sans personnel. Elles se réfugièrent dans un coin de la grande pièce.
— Ma belle, tu vas devoir clarifier cette situation.
— Je devrai partir de cette maison. Déj{, l’atmosphère est empoisonnée. Alors si je lui parle. .
Bien sûr, vivre sous le même toit que son ancien prétendant rendait les choses plus complexes encore.
— Tu n’as rien { craindre, jamais Mathieu ne te fera de reproches.
— Son visage est un reproche. Tu as vu son regard, son air sombre. .
Thalie acquiesça d’un signe de tête. Son frère demeurait le même, bien sûr, attentionné, respectueux. Toutefois, sa morosité pesait sur tout le monde. Les rires désertaient l’appartement situé au dernier étage du commerce.
— La guerre l’a changé. Cela semble la même chose avec tous les vétérans.
Les longues lettres échangées avec Catherine l’amenaient à une
généralisation
bien
hâtive.
Son
amie,
de
retour dans sa famille à Sherbrooke, ne tarissait pas sur ses inquiétudes à propos de son frère aîné. Surtout, Thalie parcourait les journaux avec suffisamment d’assiduité pour conclure qu’aucun vétéran ne s’en tirait sans séquelles psychologiques.
— Mais je t’assure, insista-t-elle, rien dans son attitude ne contient un reproche à ton égard. Cela tient à sa vie là-bas.
— Je me sens coupable. Quand il pose les yeux sur moi. .
— Son regard exprime une peine immense. Une partie de sa douleur tient sans doute { l’idée que sa relation avec toi est finie.
Une certaine nostalgie, peut-être. Mais crois- moi, cela ne signifie pas qu’il ressente de la rancœur pour toi. Son estime à ton égard demeure intacte, j’en suis certaine.
Furtivement, l’employée essuya une larme sur sa joue.
Thalie serra sa main droite dans les siennes, puis murmura :
— Monte { l’appartement. Je pourrai m’occuper seule de ces personnes.
Quelques clientes leur lançaient des regards curieux ou courroucés, selon leurs propres états d’âme. Françoise s’esquiva bien vite dans l’escalier, heureuse de cesser de se donner en spectacle.
*****
Un peu avant midi, Paul Dubuc entra dans le magasin, un sourire sur les lèvres. D’un regard circulaire, il s’assura de l’absence de clientes, puis se pencha pour embrasser sa maîtresse sur la joue.
— Je suis désolé d’arriver si tard. Monseigneur Langlois n’était plus capable de s’arrêter. Il nous a expliqué le sens de notre vocation providentielle : préserver le catholicisme en terre d’Amérique.
— Rien de nouveau sous le soleil, rétorqua la marchande en fronçant les sourcils. Nous avons droit à ce genre de discours depuis des années.
— Mais cette fois, l’ensoutané s’est livré { une longue comparaison entre nous et le peuple juif. Nous sommes le nouveau peuple élu.
Ce commentaire sur le sermon de l’évêque auxiliaire de Québec lassa bien
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