Les héritiers
vous verser un salaire, à toi et Thalie. Vous avez refusé. .
— Et je refuserai encore, rétorqua le fils dans un sourire.
Nous faisons notre part pour maintenir le petit navire ALFRED bien à flot, comme disait papa. Je parlais en termes généraux. Les travailleurs du Canada réagissent à des salaires qui paraissent baisser plus vite que les prix. À
peu près personne ne rêve de la contagion bolchevique, chez les chefs ouvriers.
La marchande retrouva un peu sa sérénité. Le chômage croissant, depuis la fin de l’effort de guerre, tout comme la chute des revenus des agriculteurs, la forçait à brader ses marchandises. Selon les observateurs, le développement industriel ramènerait bien vite le climat économique au beau fixe. Chacun serrait les dents dans l’attente de jours meilleurs.
— Voilà le côté simple de la situation, remarqua Thalie.
Tu as évoqué une dimension plus complexe.
— Cette fameuse police spéciale, à Winnipeg, est composée de vétérans. Ces hommes sont souvent pleins de rage et de désespoir.
Chacun comprit, autour de la table : Mathieu se comptait parmi eux. Il enchaîna après une pause :
— Pendant quatre ans, une partie de la jeunesse a été envoyée { la boucherie. A l’arrière, tout le monde s’enrichissait. .
A tout le moins, ce fut le cas au Canada et aux Etats-Unis.
Paul Dubuc songea à protester, se retint pour ne pas ajouter à la morosité du jeune homme.
—Les cultivateurs ont vendu leur bacon et leur fromage à prix d’or,
continua-t-il.
Les
ouvriers
ont
obtenu
des augmentations et ils ont allongé les horaires travaillés. Surtout, les entrepreneurs ont engrangé des profits faramineux.
Impossible de contester ce bilan. Pas un coup de feu, pas un obus n’avaient été tirés sur l’Amérique par les forces ennemies.
Pendant ces années, tous avaient tiré profit du conflit.
L’immense tuerie s’était révélée bonne pour les affaires.
— Ceux qui ont échappé au massacre reviennent pour se retrouver aux prises avec le chômage. .
Mathieu marqua une pause, puis il ajouta avec un sourire amer:
— Tous ne profitent pas d’un emploi dans le commerce maternel et de la perspective de reprendre des études de droit en septembre. Je suis privilégié.
Au ton du jeune homme, chacun devinait combien ce destin ne lui paraissait pas si enviable, après tout.
— Quand ces vétérans voient tous les emplois occupés par des personnes qui se sont dérobées { l’obligation de combattre, continua-t-il, la haine les envahit. Ils croyaient être reçus en héros, en vérité leur retour dérange. Quand, à Winnipeg, des planqués se mettent en grève, ils ne ressentent aucune
sympathie.
Dans
ces
circonstances,
en
quelques heures, les élus municipaux ont pu recruter mille constables spéciaux parmi les anciens combattants. Les affrontements pourraient devenir sanglants.
La plupart de ces hommes, enrôlés très jeunes pour aller à la guerre, connaissaient un seul métier: tuer. Mathieu n’osa pas pousser son exposé jusque-là. Il poursuivit pourtant :
— En Allemagne, les vétérans se réunissent dans de petites armées privées liées à des aventuriers politiques. Au Royaume-Uni, les grèves mettent le pays sur les genoux.
Même dans les pays alliés, la victoire ne garantit pas nécessairement des lendemains qui chantent.
Autour de la table, chacun affichait une mine consternée.
Gertrude se demandait bien dans quelle tranchée était demeuré le charmant garçon parti en 1917. Le vendeur de dentelles et de jupons affable se métamorphosait en un jeune homme profondément aigri.
Sans conviction, mais désireux de rompre un silence oppressant, Paul Dubuc revint au début de l’argumentation.
— Tout de même, il se trouve bien des bolcheviques et des anarchistes, dans l’Ouest. La police multiplie les arrestations.
Heureusement,
la
plupart
seront
retournés
dans
leur pays d’origine.
— Oh ! Une ou deux douzaines de personnes seront déportées en Europe, très souvent en Allemagne. Cela aussi fâche les vétérans. Les personnes d’origine britannique sont allées combattre, pendant que des étrangers, en particulier des ressortissants des pays ennemis, faisaient de bons salaires dans les manufactures. Aujourd’hui, eux se trouvent encore au chômage, alors que ces gars-là font la grève pour améliorer leurs conditions de vie. .
Le jeune homme en colère s’arrêta de nouveau, avant de
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