Les héritiers
Comme tous les anciens soldats, je suppose. Au moins, je le comprends un peu mieux. Lui aussi promène un visage grave, l’esprit ailleurs pendant de longues périodes, perdu dans ses souvenirs. Mais comme il commencera à la banque bientôt, cela l’aidera { se faire { la vie civile.
Pendant une heure, le babillage se poursuivit encore.
Puis chacune regagna sa chambre.
Le lendemain matin, après un petit déjeuner avalé dans une atmosphère fébrile, la procession habituelle se forma sur le trottoir, puis elles regagnèrent le campus toutes ensemble. Un groupe se détacha pour rejoindre la Faculté de droit, un autre se dirigea vers l’Ecole normale Mc Gill.
Thalie se retrouva seule avec une jeune fille effarouchée, l’air d’une adolescente.
— Vous me rappelez votre nom ?
— Audrey. Audrey Hogson.
— Ce matin, ce sera le cours d’anatomie. La matière est difficile, mais le professeur est plutôt sympathique. Il est arrivé l’automne dernier, juste après le premier épisode de la grippe.
— Les autres étudiants ?
— Vous trouverez quelques inévitables idiots parmi le lot, mais la plupart s’habitueront { votre présence.
L’autre parut { moitié rassurée. Quand elles arrivèrent devant le grand édifice en pierre grise, elle contempla la porte de chêne en retenant son souffle.
— Bonne journée, Audrey. Tout { l’heure, nous pourrons rentrer ensemble.
— À bientôt, Thalia.
Avec un peu de chance, elles seraient deux ou trois à entreprendre la première année du programme de médecine.
Mais cette gamine aux cheveux noirs coupés au carré sur le front pouvait tout aussi bien être la seule recrue de sexe féminin de la classe de 1919.
Chapitre 23
Mathieu aussi commençait l’année universitaire, tenaillé par un trac profond. Après deux ans d’absence, il se demandait encore si les longues heures attaché derrière un bureau lui seraient supportables. Pour les apprentissages proprement dits, son inquiétude se révélait moins grande. La fréquentation assidue du Code civil, au cours des dernières semaines, le rassurait sur ses aptitudes intellectuelles.
Les cours théoriques se déroulaient en matinée, sauf en de rares exceptions, afin de permettre aux étudiants de travailler dans les cabinets d’avocats de la ville. Les plaideurs trouvaient là une main-d’œuvre peu, sinon pas du tout payée. Les jeunes gens profitaient de ce premier passage dans le monde professionnel pour se construire un réseau de relations très souvent utile toute leur vie.
A treize heures, Mathieu entra dans les locaux du procureur général, au premier étage de l’édifice de la bibliothèque de l’Assemblée
législative.
L’hôtel
du
gouvernement
devenait trop exigu pour accueillir toute la fonction publique de la province, celle-ci débordait dans les bâtiments environnants.
Il
trouva
non
seulement
l’un
des
substituts
du
procureur général, Arthur Fitzpatrick, mais le titulaire du poste lui-même. Le premier serra la main du nouveau venu et demanda en se tournant à demi :
— Connaissez-vous monsieur Louis-Alexandre Taschereau, notre nouveau ministre ? Il a été nommé par le premier ministre Lomer Gouin mardi dernier.
— Bien sûr, j’ai lu la nouvelle dans Le Soleil, la semaine dernière.
Dit comme cela, il sous-entendait être un sympathisant libéral. Aucun partisan affiché de l’opposition ne pouvait occuper un emploi public.
Maigre, les cheveux coupés très court sur le crâne, une moustache touffue sur la lèvre supérieure, Taschereau trahissait une force nerveuse. Après avoir occupé différents ministères, son accession au poste de procureur général faisait de lui le meilleur candidat à la direction du gouvernement quand
l’actuel
premier
ministre,
Lomer
Gouin,
déciderait d’abandonner. Pour un disciple de plus en plus affiché d’Ernest Lapointe, cela représentait un exploit.
— Vous êtes le jeune Picard? demanda le politicien en lui serrant la main. Celui qui est allé à la guerre ?
— Mathieu Picard. Je suis celui-là.
— Vous avez été recommandé par le député de Rivière-du-Loup, je pense. C’est un parent { vous ?
— Il est devenu mon beau-père avant-hier.
L’autre éclata de rire.
— Cet emploi pour vous, ce fut un cadeau de mariage à sa future épouse, je suppose ?
— En quelque sorte, oui. Vous avez raison, quoique je n’aie jamais regardé les choses sous cet angle.
— Un bon homme,
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