Les héritiers
une faveur.
— Mais même Lachance ne sera pas convaincant auprès des foules de Saint-Roch. Il parle comme un avocat de la Haute-Ville, toujours poli et ampoulé.
— Alors que Lavergne s’exprime comme un bolchevique.
La révolution russe continuait de hanter les imaginations.
L’armée
rouge
remportait
des
victoires
importantes
sur les forces contre-révolutionnaires soutenues par les pays voisins.
— Mais pourquoi viens-tu m’entretenir de cela ?
demanda Laliberté. Songes-tu à te présenter ?
— Grands dieux, non ! Je pense que Lachance ne fait pas le poids, alors imagine, moi. Dans vingt ans peut-être, pas aujourd’hui.
L’aveu amusa son hôte. Edouard continua:
— Je souhaite voir un poids lourd succéder à sir Wilfrid, un homme qui guidera les Canadiens français au cours des prochaines décennies.
— Rêves-tu de voir Lomer Gouin faire le saut au fédéral dans notre comté ?
— À la convention libérale, nous avons tous vu que Lapointe est maintenant le chef des libéraux de langue française.
L’autre se cala dans son fauteuil, songeur.
— Il y a des gens qui parlent de la candidature de King dans Québec-Est.
— Saint-Roch et les quartiers voisins ne voteront pas en grand nombre pour un Anglais. Même pas pour un fidèle de Laurier. Le nouveau chef va se présenter en Nouvelle-Ecosse.
A tout le moins, les notables d’Ottawa lui en donnaient l’assurance.
— Mais Lapointe est député de Kamouraska depuis une éternité.
— Ses électeurs renonceront à ses bons services, pour le bien de la race.
L’expression rappelait un peu trop les discours d’Henri Bourassa, et même ceux d’un nouvel acteur sur la scène politique, un jeune abbé, professeur { l’Université de Montréal, Lionel Groulx. Il se reprit:
— Lapointe caresse ce projet depuis un moment. Si je t’en parle, c’est { sa demande.
L’autre laissa échapper un «oh ! » un peu surpris.
— Tu reprends donc la tâche l{ où ton père l’a laissée.
Tu veux faire campagne en douce pour ton candidat.
— Le futur premier ministre lui doit son titre. Ce sont les Québécois qui l’ont mis en selle { la convention, et lors de la prochaine élection nous enverrons un peloton de libéraux à Ottawa. Si le lieutenant de King est notre député, les affaires seront meilleures. Comme elles l’étaient avant 1911.
— Si je ferme les yeux, je crois entendre Thomas.
Edouard lui adressa un sourire empreint à la fois de fierté et de tristesse.
— Pour cela, rétorqua-t-il, le comté devra lui donner un appui massif le 27 octobre prochain. Notre soutien lui permettra de s’imposer auprès du nouveau chef.
— Tu aimerais donc que j’indique { mes employés comment voter, conclut Laliberté.
— De mon côté, je le ferai certainement. Ici, comme chez moi, ce sont surtout des femmes. Pour la première fois au Canada, elles voteront toutes.
— Plutôt, elles en auront le droit. Nous verrons dans quelle proportion elles s’en prévaudront.
La précision méritait d’être faite. Les journaux proches de l’Eglise catholique, Le Devoir en tête, et les membres du clergé condamnaient le suffrage féminin sans trop de nuances.
Après quelques remarques sur l’amélioration de la conjoncture économique, les collègues se séparèrent sur une poignée de main. En revenant dans les locaux administratifs de son commerce, Edouard fit mine de rentrer dans son bureau. Il interrompit son geste pour revenir vers sa secrétaire.
— Mademoiselle Poitras, quand vous avez emprunté une robe l’autre jour..
— Je l’ai fait nettoyer avant de la remettre sur les rayons.
— Je le sais, rassurez-vous. C’était pour vous rendre au mariage de Marie Picard, n’est-ce pas ?
— . . Oui.
Le ton de la question donna { la jeune femme l’impression d’avoir fait quelque chose de mal.
— Vous avez accompagné Mathieu, je pense.
— . . Oui.
Cette réponse aussi vint dans un souffle. Plus pâle de teint, elle aurait rougi.
— C’est votre cavalier ?
— Plutôt un ami.
Le marchand retourna vers la porte de son bureau, saisit la poignée.
— Monsieur Picard, cela pose-t-il un problème ?
— Non, pas du tout, fit-il en se tournant vers elle à demi.
Je suppose que je dois me réjouir que vous restiez dans la famille.
Malgré ses mots, elle jugea que la situation ne lui plaisait pas du tout.
*****
Les membres éminents du Parti libéral de la région de Québec étaient une autre
Weitere Kostenlose Bücher