Les héritiers
vendeuse demeurait seule { l’étage. Mathieu, flanqué de Catherine, suffisait au rez-de-chaussée. Après un moment, la jeune anglophone s’approcha du comptoir pour lui demander :
— J’aimerais parler avec toi.
Un instant, Mathieu se questionna sur sa motivation. Puis il secoua la tête, certain qu’elle n’entendait pas lui conter fleurette.
— Tout { l’heure, nous pourrions prendre le lunch ensemble.
— Je préférerais un peu plus. . d’intimité.
Le rose monta à ses joues. Pour éviter tout quiproquo, elle jugea utile de préciser:
— J’aimerais te parler de mon frère.
Même en s’adressant { lui en anglais, la présence de la vendeuse là-haut demeurait intimidante, au point de la faire chuchoter.
— Nous pourrions souper dans les environs. Il y a des restaurants sympathiques tout autour.
Elle acquiesça d’un geste de la tête, puis se dirigea vers une cliente. Son « Puis-je vous aider ?» à peine compréhensible laissa la pauvre femme interloquée.
Après une journée bien remplie, les jeunes gens s’entendirent pour se rendre dans un restaurant donnant sur la Place d’Armes. En sortant du commerce, Mathieu remarqua :
— Je croyais que Thalie se joindrait à nous.
De nouveau, les motivations de la visiteuse lui parurent suspectes, surtout quand celle-ci répondit :
— Je me sentirais trop intimidée devant elle.
Songeur, il lui offrit son bras afin de traverser la place et gagner la rue Buade. Elle lui demanda en mettant le pied sur le trottoir :
— À la maison de chambres, les repas sont sans doute compris. Je vais te faire rater ton souper.
— Ma logeuse se montre très compréhensive, d’autant plus que c’est une parente. Je l’ai avertie tout { l’heure.
Comme elle a accueilli ses premiers touristes aujourd’hui, deux jeunes couples venus de Boston, son personnel sera soulagé d’avoir un couvert de moins.
— Thalie m’a parlé de cette parente. Quel curieux personnage! Son histoire tient du roman: la préceptrice épouse finalement son employeur !
— Cela a sans doute fait beaucoup parler il y a vingt ans.
Aujourd’hui, tout le monde s’attriste plutôt du sort de cette respectable dame devenue veuve si jeune.
Ils se retrouvèrent { une table placée près d’une fenêtre. Après avoir passé commande au serveur, Catherine demanda en riant :
— Tu dois te demander ce que je veux. Cela se fait beaucoup, sortir avec le frère de sa meilleure amie.
Une envie de rire plissait les yeux de sa compagne. Le garçon se troubla, au moment d’évoquer :
— Tu as parlé de ton frère. .
— . . Oui, je m’amusais un peu { tes dépens. Auparavant, veux-tu l’enlever? Cela me met un peu mal { l’aise.
— Pardon ?
— Le gant. Cela fait si étrange, au moment du repas.
Le garçon songea à se rebiffer : cela devenait une habitude !
Jamais un homme n’exigerait qu’une femme retire ses gants pour manger. Mais les yeux gris de sa jeune compagne, son sourire intimidé l’amenèrent à se faire conciliant. Il tira sur les doigts, ôta le gant en cuir fin pour le faire disparaître dans la poche de son pantalon.
— Tu permets ?
Elle tendit la main, saisit l’index pour l’attirer vers elle, passa les doigts sur le petit bout de la première phalange du majeur.
— Cela a dû faire mal ?
— Pas du tout.
Devant sa mine interrogative, il expliqua :
— L’éclat n’est pas venu seul. J’ai volé dans les airs avec le souffle de l’explosion, je me suis retrouvé trois ou quatre verges plus loin, tout le corps meurtri. La douleur partout ailleurs m’a fait oublier ce petit bout de chair.
— Je comprends. John aussi a été atteint par des éclats de shrapnell.
Après ces confidences, le silence se prolongea très longtemps.
— A-t-il été touché gravement ? demanda le garçon à la fin.
— A la jambe. Même s’il ne se plaint pas - enfin, pas tellement -, il a du mal à marcher. Les mauvais jours, il doit s’aider d’une canne.
L’arrivée du premier service les força au silence un moment. Elle précisa, au milieu du potage :
— En réalité, je ne sais pas s’il a été atteint durement. Il ne parle jamais de ses expériences là-bas.
Son compagnon hocha la tête, continua à manger en attendant la suite.
— Sais-tu pourquoi il demeure silencieux ? Mes parents aussi restent dans l’ignorance. Sans rien savoir, comment pouvons-nous l’aider ?
Mathieu s’absorba si longuement dans la contemplation de son
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