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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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s’était
heurtée, dans l’obscurité, d’un front fait de milliers de fronts blafards aux
barrages de troupes. Des fêtards singuliers arrivaient en autos. Des voyous
esquissaient sous les réverbères, avec de falots rictus de gouaille, le geste
de décapitation. Des ouvriers et de jeunes intellectuels en masses confuses, bousculées,
déchirées, bizarrement refoulées par les proues noires des charges de cavalerie
ou de police, cuvaient dans un amer désœuvrement l’impuissance de leur colère. Beaucoup
de couples esquissaient leurs enlacements. On en voyait descendre de limousines
arrêtées aux confins de rues désertes où l’attente de l’exécution n’était plus
qu’une rumeur rythmée, croissante et décroissante, comme un flux de mer au pied
d’une falaise. Quelle falaise d’accablante roche froide battait ce flux de
foule : la Mort ou la Prison ? On en voyait par groupes et grappes
arriver des faubourgs du travail et des recoins de la misère, la Bastille, la
Chapelle, Charonne, Montmartre et Montparnasse, des souteneurs, des radeuses, monde
« affranchi » de se savoir un monde de victimes qui parfois se
vengent.
    L’aube monta, parmi les tumultes, parmi les cris scandés : Assassins ! Assassins ! que répétaient sans doute, mais avec
le sentiment profond d’être enfin les justes, des assassins dressés dans le
noir des cellules derrière les barreaux de la Santé. Des bousculades insensées
élargissaient le rayonnement forcené des charges. De loin en loin claquait, semant
une vague panique et une joie précise, un coup de revolver. Des gens
disparaissaient, courant, disant : « Y a un flic d’amoché… » De
minces jeunes femmes, peut-être de grandes gosses, un fichu au cou, toisaient
les fantassins aux mains appesanties sur leurs fusils près des faisceaux :
« Tu nous tirerais dessus ? » Et il y en avait qui répondaient
tranquillement : « Bien sûr ! » ; d’autres qui
murmuraient : « Jamais » ; de troisièmes qui détournaient
une face terreuse en grognant : « Et puis zut ! » L’aube
monta. Nous ne vîmes rien, sinon cette teinte blanchâtre indistinctement
apparue au bout du boulevard au-dessus du moutonnement des têtes, dans la
dentelure accidentée des feuillages. Nous n’entendîmes pas rouler la voiture de
laquelle le condamné descendit, À peu près nu, grelottant, furieux, désespéré, vivant,
affreusement vivant par tous les neurones de son cerveau, dans toutes les
ramifications de ses nerfs. Il cria son innocence, macabre plaisanterie que
personne d’entre les coupables alignés autour de l’échafaud pour compléter d’un
ostensible mécanisme social la machine philanthropique du Dr Guillotin, ne
comprit. Il apparut comme un fantôme parmi des anxiétés de misérables honnêtes
gens – apparut et disparut, dans un prompt jet de bascule, achevé par la double
chute d’une tête encore pensante, aux yeux grands ouverts, dans le panier et d’un
lourd flot de sang chaud sur le sol du boulevard que l’on avait par précaution
arrosé à cet endroit d’un peu de sable. Nul de nous – nous, la foule ne le vit
de ses yeux : mais nous eûmes tous, à l’instant précis, plus ou moins
nette, cette vision intérieure. Je me souviens de la pâleur qui s’étendit
soudainement sur toutes les faces, du bleuissement des lèvres, de la clameur
qui déploya au-dessous de nous et de la ville des ailes noires soudain
immensifiées, de la fureur dans les poitrines – de toute cette sensation
unanime de chute du couteau.
    Tous ceux qui, à Paris, s’acheminent vers cette fin, accomplissent
la dernière partie de leur voyage dans les cellules peintes de couleur claire –
celle où je passais était gris-fer – du quartier de haute surveillance.
    Écriteau sur la porte : «  À surveiller dans
tous ses mouvements. »
    De cinq en cinq minutes l’œil rond découpé dans le
guichet cligne de sa paupière métallique ; un œil humain luit derrière, s’arrête,
indiffèrent, pour une seconde sur le condamné. Dans la cellule, rien. La terrine
de grossière terre cuite où l’on peut, en d’autres cellules, se plonger la face
dans l’eau fraîche est prohibée. Le « couteau Eustache » à lame de
fer obtuse vendu autrefois trois sous à la cantine est prohibé. Prohibée la
bouteille de lait qui pourrait assommer un gardien ou, cassée, fournir l’éclat
de verre libérateur duquel s’ouvrir les veines. Le condamné change en

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