Les hommes dans la prison
des rencontres muettes. Je me trouvais un matin
dans un préau dont le côté grillé donnait sur la haute fenêtre d’une cellule. Je
pouvais y voir assez distinctement la silhouette d’un homme, grand, barbu, au
déclin de l’âge mûr, qui marchait d’un pas rapide autour de sa cage. À chaque
demi-minute, il repassait devant la fenêtre, sans me voir. Sa tête, apparaissait
alors de profil, en pleine lumière : grand front un peu fuyant, nez busqué,
lèvres épaisses, un visage de force, mais quelque chose d’incomplet dans l’expression,
comme l’aveu involontaire d’une défaillance. – Le marcheur ne regardait rien. Tête
baissée, il allait.
– Vous ne le reconnaissez pas ? me demanda le
gardien venu me quérir pour me ramener à ma cellule. C’est T…, vous savez, l’assassin…
L’assassin ? Depuis, j’ai connu bien des hommes qui
avaient du sang sur les mains ; j’ai appris qu’ils ne diffèrent en rien
des autres. – Un assassin ordinaire. Celui qui, pour ramasser entre deux piles
de vieux linge campagnard une liasse de billets de banque, serre longuement de
ses mains noueuses le cou d’une vieille femme. Je scrutai ce visage, par hasard
un peu plus tourmenté que les visages banals, avec un plus grand front, une vie
plus concentrée, plus ravagée, contractant les muscles, creusant les rides. Une
tête barbue de vieux brasseur d’affaires, telles qu’on en rencontre dans les
banques et les usines, environnées d’une rumeur de travail. Pour achever la
ressemblance, T… s’arrêtait devant la fenêtre, – mettait son lorgnon, relisait
une lettre. – Nos regards se croisèrent sans qu’il me vît sans doute. Il avait
un regard brun, égaré et absent, plutôt doux : l’air malade d’un homme
tourmenté de migraines.
10. L’aumône et l’aumônier.
Un seul visiteur franchit le seuil de la cellule : l’aumônier,
abbé, pasteur ou rabbin. Il apporte ici l’aumône de sa présence, l’aumône de sa
parole et de son geste. Sa foi n’importe pas plus que la croyance ou l’incroyance
de l’encellulé. Gardiens et fonctionnaires se fondent, se confondent avec les
murs mêmes, les guichets, les grilles, les verrous. On sent par toutes les
fibres de l’être qu’ils s’intègrent à la machine pénitentiaire. Réciprocité :
il n’y a plus pour eux de créature humaine. Il y a tel matricule, l’occupant de
telle cellule. La cellule compte et le troupeau d’enfermés, l’homme pas. – L’aumônier
est un homme. Et pas un ennemi. Il ne s’intéresse qu’à l’homme. Sa
préoccupation officielle est bizarrement anachronique. Il a le souci de cet
indéfinissable on-ne-sait-quoi, l’âme.
– L’âme ? me disait en riant un réclusionnaire de
dix-huit ans, « catholique » totalement incroyant, moi j’pense que c’est
l’trou noir où loge le cafard.
Ceux qui, à l’arrivée, se déclarent catholiques, protestants
ou israélites reçoivent la visite de l’aumônier de leur confession. Sur les « libres
penseurs » la porte de la cellule se ferme un peu plus tombale : ils
ne voient personne.
Mon agnosticisme n’étonna ni ne révolta l’aumônier
protestant, vieil homme de lourde prestance, qui portait haut une belle tête de
bourgeois huguenot. Depuis peut-être un quart de siècle, ce pasteur, homme d’une
grande bonté, d’un esprit libre et large, remplissait sa déconcertante mission
d’aumônier des prisonniers et de fonctionnaire de prison.
Je me souviens de sa voix basse, de son lourd hochement de
tête, de son profond soupir, comme il me disait par une grise fin d’après-midi :
– Ils sont nombreux ceux que j’ai accompagnés à l’échafaud
pour le leur cacher quelques secondes de plus avant la fin, et pour que la
dernière voix qu’ils entendissent fût la mienne, leur criant : « Que
Dieu vous soit en aide ! » – Nombreux…
Tout le dédoublement équivoque du métier de l’aumônier m’apparut
là, comme toute la duplicité révoltante de la fonction. Révoltante d’autant
plus que l’homme était sincère et bon, résigné à son sacerdoce, avec ce fond de
dureté que procure aux bourgeois intelligents la conscience de leur devoir
social. – La guillotine sans doute n’est pas chrétienne. Mais il faut la
guillotine aux chrétiens. La mort de Pierre Durand sur cette planche basculante,
à l’heure fixe, « par arrêt de justice », est chose atroce. Mais la justice
est sacrée qui ordonne cette
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