Les hommes dans la prison

mort. Le devoir évangélique est de compatir à la
suprême angoisse de Pierre Durand. Le devoir « social » est d’assurer
le bon fonctionnement de la guillotine. La compassion chrétienne y contribue de
même que le graissage du couperet.
    Une fois par semaine, M. l’aumônier s’en vient vers la
prison. Lesté d’un bon déjeuner, les mains dans les poches d’un pardessus de
bonne coupe approprié à la saison, l’esprit occupé par les choses coutumières
de la vie, M. l’aumônier traverse la ville. Il s’intéresse peut-être au passage
à la vitrine d’un libraire, à des silhouettes élégantes, aux dépêches de la
matinée, aux cotes de la Bourse. Il dispose mentalement tic sa journée :
    – 3 à 5 heures, prison. Être à 5 h 30 à la rédaction de
la Revue des Églises. 6 h 30, la visite promise à cette dame.
    Il songe, en approchant, que quatre-vingts hommes l’attendent
dans leurs cellules. Dont : un condamné à mort qu’on ne graciera pas ;
deux ou trois condamnés à mort probables, une dizaine de « perpétuitaires »,
le petit D… qui est si malade, B… qui ment toujours et quémande des
interventions, H… qui prie et nie, Z… qui se détraque de plus en plus… Le
ressouvenir de ces souffrances qu’il voit et ne peut guère soulager assombrit M. l’aumônier.
Quatre-vingts ! Et la prison est grande. De la 5 e division à la
14 e , cinq ou six minutes. M. l’aumônier a le souffle court.
    Au greffe, M. l’aumônier serre des mains de geôliers.
    Le brusque fracas des portes déverrouillées fait toujours
battre anxieusement le cœur de l’adolescent voûté, à jaune figure de renard malade,
qui est l’occupant de la 8 e -6. M. l’aumônier vient de lire la fiche
de son cartable : « 19 ans, vol qualifié. » Le nom ne dit rien. Triste.
– Entrons. L’homme traqué, dans sa cage, salue avec confusion. Puis il répond
qu’il est innocent. Innocent. Qu’il a faim : on crève, la soupe c’est de l’eau.
Que ses père et mère ne le reconnaissent plus pour fils. Qu’il est sans
nouvelles de sa femme qui a fait une fausse couche. – Il est doux. « J’suis
éteint, dit-il en souriant, c’est trop d’choses à la fois. » – C’est vrai,
trop. À chaque petite phrase, il tombe dans l’invisible balance qui est entre
ces deux hommes, il tombe dans le plateau du coupable des blocs de souffrance.
M. l’aumônier n’y peut rien. Vol qualifié, songe-t-il : cinq ans de
réclusion ; avec les circonstances atténuantes, deux ans de prison. Et les
bataillons d’Afrique, sans doute.
    – Voulez-vous une Bible, mon ami ?
    Oh ! oui ! le 19-ans-vol-qualifié veut une Bible, un
livre, un gros livre. » Lisez le Livre de Job. Lui aussi se crut
abandonné de Dieu même…
    Le 19-ans-vol-qualifié lira le Livre de Job. Mais M. l’aumônier
sait très bien, au fond, que si l’Éternel tira Job de la captivité et le bénit « tellement
qu’il eut quatorze mille brebis et six mille chameaux, et mille couples de
bœufs et mille ânesses » et qu’il eut aussi « sept fils et trois
filles »,
    « … et vécut après ces choses cent quarante ans, »
    « … puis mourut âgé et rassasié de jours, »
    comme il est écrit au chapitre XLII, versets 12, 13, 15 et
16 du livre sacré, – le pauvre bougre qui est là est plus pauvre que Job et nul
n’abrégera sa peine d’un jour…
    La cellule voisine sent mauvais. L’homme qui tousse là n’ouvre
jamais la fenêtre. Très propre pourtant, sans âge, impassible, comme abstrait
de sa propre vie. C’est un assassin qui ne peut pas nier et qui va vers l’échafaud.
Chose réglée. Sa plus grande préoccupation est celle de l’âme. Avant que cette
porte ne se fermât sur lui, il ne se doutait pas qu’il eût une âme. Il ne
pensait guère. Le jeu, les courses, les femmes, Mitsi (dont il trancha un soir
la gorge, d’un coup précis de rasoir). Maintenant, il prie beaucoup. Ses yeux
se sont agrandis, ronds, enténébrés, vitreux.
    – Je passe dans deux semaines, dit-il, cette fois.
    M. l’aumônier entend l’allusion aux assises. Avec sa
vieille expérience, il pourrait dans cette minute supputer assez exactement le
nombre de jours qui restent à vivre à cet homme : il y a les trois jours
francs pour se pourvoir en cassation, l’examen du recours en cassation, le
recours en grâce au Président de la République, les détails d’apprêts de l’exécution.
On est en avril, tout