Les hommes dans la prison
d’intelligence
volontaire. L’un, qui avait un visage de gamin sérieux et une nature d’enfant
primesautier partageait ses heures entre l’étude apaisante, la rêverie ordonnée
qu’il prenait pour de la pensée, la gymnastique, les ablutions, et de longues, longues
marches rapides d’encagé tournant, taciturne, autour de sa cage dans l’appréhension
vertigineuse de laisser choir sa tête au bout du chemin. L’espoir tenace, insensé,
de vivre malgré tout naissait en lui d’une si ardente jeunesse qu’une
impossibilité physique l’empêchait d’admettre la mort. À la minute où elle lui
apparut certaine, il devint cramoisi, tout le sang de sa chair affluant au
cerveau pour le baigner dans l’horrible vertige d’une suprême exaltation de
volonté. Après cette première chute du couperet, jusqu’à l’autre il se maîtrisa,
l’épouvante rentrée. Un bel homme que j’avais, moins d’un an auparavant, connu
dans la force d’une maturité consciente, m’apparut au sortir de sa cellule d’attente,
vieilli de vingt années, face creusée de rides, fébrile, domptant au fond de
ses yeux de velours brun, sous la volonté tendue, une panique de déséquilibré. Innocent,
il ne devait recevoir sur la nuque que le coup de couperet du verdict éternisé
jusqu’à l’heure de la « grâce ». Accusés d’un même procès, nous eûmes
au cours d’un transfèrement la surprise d’une rencontre. Et je vis que tous
ceux qui se sentaient acheminés vers la guillotine en portaient déjà la marque
précise dans les yeux, sur le front, dans le pli des lèvres, dans le mouvement
saccadé de mains amaigries, blanchies, énervées…
Les murs gris-fer de la haute surveillance sont les plus
silencieux ; mais, depuis que la prison existe, un si grand nombre d’agonies
ont meurtri leurs ailes pitoyables contre la propreté, l’indifférence, la
clarté, la dureté de ces parois que d’y penser procure la sensation de la
perpétuité du supplice et de l’anonyme insignifiance de chacun des suppliciés
dans leur foule. La même souffrance se convulse sans fin entre ces mêmes parois ;
elle est continue, d’année en année, quels que soient les noms et les numéros
matricules de ses porteurs momentanés. Ils font la chaîne, se passant au bout
du poing, sur le seuil, non la torche antique, mais leurs têtes coupées aux
paupières cillantes…
– Demain.
Je n’ai vu dans le guichet que deux yeux arrondis sous des
sourcils en accent circonflexe. La voix n’a jeté d’un souffle incisif que ce
mot :
– Demain.
Demain, quoi ? Les quatre murailles gris-fer me
répondent de leur pesant silence. Les pages de la vieille Bible ouverte sur ma
table semblent se décolorer, se décolorer… Qu’est-ce qui change aussi
subitement la teinte des murailles ? Comme si le soleil – mais il n’y a
pas de soleil – se retirait… D’où vient ce froid subit – et cette sensation d’étirement
dans le cou ? Je ne suis pas condamné à mort… « Demain. »
Ce souffle articulé entre deux syllabes incisives va passer
de cellule en cellule. Ou bien l’accent circonflexe des sourcils haussés
apparaîtra significatif. Ou bien retentira un toc-toc insolite dans la muraille.
Ou les deux rondes vont se presser. Bruits, signes, regards, pensée, tous les
avertissements s’arrêteront au seuil d’une alvéole verrouillée : mais
celui qui est là comprendra ; s’il s’endort quand même cette nuit, c’est
qu’il est trop averti, depuis de trop longues heures. Son sommeil coupé de
sursauts s’apaisera soixante minutes avant l’aube pour être interrompu quarante
minutes plus tard. L’estimation administrative du temps nécessaire à l’accomplissement
du cérémonial de la mort est de vingt minutes.
Des condamnés bénéficient d’un régime individuel. Pour qu’ils
ne sombrent pas dans la folie ou ne se suicident pas en dépit de toutes les
précautions, des gardiens ou des agents de la Sûreté leur tiennent compagnie. Ils
jouent aux cartes. Ils ne parlent pas de ça. Ils ne pensent qu’à ça. Et le
condamné apprend de la distraction d’un partenaire d’une légère pâleur
inaccoutumée, d’un tremblement de main touchant accidentellement la sienne, que
c’est demain.
Il arrive aussi qu’un sifflement strident venu du dehors, l’avertisse.
Il y en eut un qui dit le soir à son gardien :
– C’est demain, pas ?
L’autre éberlué voulait nier.
– As pas peur,
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