Les hommes dans la prison
l’humanité la plus grande s’allie à la force la
plus décisive. Il faut que la classe qui veut bâtir un monde nouveau, à jamais
nettoyé des machines à tuer, tue dans les batailles pour ne pas être tuée. Mais
il faut aussi qu’elle sache, et avec elle tous ceux qui lèvent vers l’avenir
des fronts volontaires, flétrir le passé qui lui met de telles armes entre les
mains, flétrir la cruauté raffinée, inutile, insensée, gratuite, de la mort
infligée « par arrêt de justice » à des coupables qui sont parfois
des brutes, habituellement des malchanceux, parfois des rebelles – c’est-à-dire
les plus ardents d’entre les hommes –, toujours les produits inévitables du
fonctionnement normal de la société, toujours des victimes payant la rançon des
autres…
Rien, dans une société opulente et solide, ne justifie cette
chose abominable : la mise à mort solennelle, à jour dit, à heure fixe, maintes
formalités remplies, d’un misérable gardé trente ou soixante ou cent jours dans
une cellule gris-fer du quartier de haute surveillance, en tête-à-tête avec le
couperet, ce froid rectiligne sur la nuque. On comprend les massacres de
Septembre, voulus par un Danton. On comprend la révolution russe, cernée comme
autrefois la révolution française, abattant le jour où Lénine tombe ensanglanté
à ses pieds quelques centaines ou quelques milliers de bourgeois. On comprend
la III e République française mitraillant froidement trente mille
communards vaincus ; leur sang magnifique n’est pas perdu, tout se paiera.
Les lois de la guerre des classes nous sont à ce prix enseignées. Elles
renferment le secret d’une autre victoire. Mais ta fin, Antoine sans nom de la
V e division, guillotiné sans date, m’apparaît d’une monstrueuse et
féroce inutilité.
Totalement inutile, entourée d’un cérémonial compliqué, l’application
de la peine « capitale » aux plus vaincus des vaincus de la mêlée sociale
élève à la hauteur des férocités ancestrales tout le système de la répression
pénitentiaire. La guillotine (ailleurs, la hache, le gibet, le garrot, la
chaise électrique, outillage varié) ajoute à la prison un symbole d’une netteté
d’acier. La geôle est une machine à broyer lentement de la vie.
L’éclair efficace du couperet broie mieux. La geôle moderne
est parfaite. Tout échafaud, à compter des plus primitifs, est parfait. La
permanence même des geôles et des échafauds atteste en même temps que leur
nécessité leur impuissance infinie. Ils dureront tant que durera la guerre des
classes dans laquelle une seule victoire pourrait être définitive : celle
des destructeurs de geôles et d’échafauds. Ta mort sans date, Antoine sans nom,
montre seulement qu’on t’a traité selon toute la rigueur de la guerre des
classes, toi qui n’y pensas probablement jamais.
Je rencontrai une fois, au retour du parloir des avocats,
un camarade logé à ce quartier mortuaire de la prison. M. était un grand
maigre, torse étroit juché sur de trop longues jambes, long visage mat, front
étroit et fuyant, tempes plates. Des prunelles assombries, ternes comme une eau
d’étang, luisaient à peine dans ce visage préparé à la grimace du guillotiné. Sa
nature fruste ne savait pas se leurrer. La réponse de ce visage à mon salut fut
presque imperceptible : les prunelles s’agrandirent, les sourcils s’arquèrent
sur les yeux ; mais la main droite, longue, mate, tranchante élevée à la
hauteur du cou esquissa la chute du couperet.
Il vivait dans cette attente. Il en saluait le rappel dans
un visage fraternel. Quand il marchait, l’ombre de deux portants droits barrés
en haut d’une lame oblique se projetait devant lui. Son attente ne fut pas
détrompée.
Quand je pense à des hommes que je connus bien, que cette
attente dévora, celui-là, le plus faible d’entre eux, le plus ravagé, m’apparaît
en cette rencontre muette, avec ce geste grave, quasi rituel. Ce geste : des
années auparavant, par une aube d’exécution devenue une aube d’émeute, je
voyais un mince adolescent l’esquisser dans un cercle de femmes, dans le halo
brouillé d’un réverbère.
… Ils étaient cinq ou six dans ces cellules de haute
surveillance, des hommes d’une force fauve, dont les expressions dures et
narquoises m’étaient familières, en tête-à-tête avec la mort certaine ou
probable. Ils vivaient comme on vit – mais mieux, avec plus
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