Les hommes dans la prison
cela nous mène en juillet… Ce raisonnement s’esquisse
dans la cervelle de M. l’aumônier. Sa main rousse et ferme se pose sur l’épaule
de l’Homme-qui-sera-guillotiné :
– Voulez-vous que nous priions ensemble pour vous, mon
ami ?
80 ! M. l’aumônier n’en verra pas plus de 30
aujourd’hui. En deux heures, le temps de parcourir la prison défalqué, c’est
trois minutes et trente secondes par visite. À cinq heures, M. l’aumônier
s’en va. À cinq heures, Pirard, Marcel qui « déménage » d’être seul
avec lui-même sent tout à coup s’appesantir sur lui, comme un accablement, l’idée
que M. l’aumônier ne viendra pas aujourd’hui, l’idée que personne ne
viendra de huit jours encore. Pourquoi, oui, pourquoi, refuse-t-on ce soir à
Pirard, Marcel, ce viatique : trois minutes trente secondes de présence
humaine ?
Deux fois par mois, le dimanche matin, M. le pasteur
officie. La prison a une église, un temple, une synagogue rudimentaires : tout
ce qu’il faut pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Le temple est cellulaire, et
cette invention apporte simultanément à la prison et à la pratique de la
religion un perfectionnement remarquable.
L’hémicycle a plusieurs rangs d’alvéoles superposées. Dans
chacun de ces compartiments divisés par des cloisons de chêne, s’encastre un
homme. On dirait d’un cercueil vertical. On ne voit, devant soi que la chaire
du pasteur et les deux fenêtres du fond. Dans l’une de ces fenêtres on aperçoit
un rebord de corniche. Des oiseaux viennent se poser là. La vie ! Au pied
de la chaire le gardien de service s’ennuie.
À son étrange troupeau de gens blêmes, immobiles dans leurs
alvéoles, le Pasteur parle de l’Écriture sainte et des choses terrestres. Il
cite quelquefois le mot de saint Paul, très opportun devant des affamés doublés
de criminels (« la paresse est la mère de tous les vices ») : Qui
ne travaille pas ne mange pas ! Sa voix de basse est profonde ; et
ce qu’il dit de la légende divine porte dans les esprits désaxés par l’existence
infernale ; ce qu’il dit de la morale bourgeoise porte dans les esprits de
malchanceux vaincus jusqu’au fond de leur âme. Il y a aussi ceux qui viennent
au temple pour glisser une « babillarde » de main en main « au 7 e dans le rang, attention – et t’fais pas poisser ! » Ceux-là gardent
un visage muet d’hypocrisie respectueuse. Mains jointes, pendant la prière, ils
baissent la tête.
« Notre père qui es aux cieux ! Que ton nom soit
sanctifié. Que ton règne arrive. Que ta volonté soit faite sur la terre comme
au ciel… » En sortant, quelqu’un murmure :
– Fumiste, va ! tu bouffes, toi !
Retour du temple.
Mon voisin à grosse tête de Pierrot désolé trouve auprès de
sa porte le seau noirâtre où gît un torchon pourri, destiné au lavage du
plancher. Ce rite hygiénique est dans notre coin, dominical. Le seau passe de
cellule en cellule de plus en plus visqueux. On traînaille des deux mains sur
le plancher la loque nauséabonde, qui s’effiloche et noircit toute eau. De
longues heures après l’humidité pénètre les vêtements, faisant courir le long
de l’échine des frissons.
Matricules conscients, nous attendons devant nos portes que
le gaff « s’amène » et nous enferme. Mon voisin se penche sur
le seau, me regarde en-dessous et, goguenard :
– « Notre père qui es aux cieux… » Il est
gentil, le père ! Chameau !
11. Peine capitale.
Multiple présence de la mort. Inflexibilité du sort devant
lequel s’avoue une impuissance totale comme devant la fin. Perception devenue
nette de l’écoulement du temps, qui est une conscience de la mort. Le
vouloir-vivre défaille. Le cafard tourmente la cervelle fatiguée. Poids
énorme de la perpétuité, appréhension, aux tonalités de certitude, de mourir là.
Supplice enfin de la fin des suppliciés.
Chaque fois que l’on guillotine un homme, le couperet
descend avec lenteur sur des milliers de nuques courbées dans l’attente et les
frôle, faisant naître dans cette foule prostrée de grands frissons d’effroi
striés de minces frissons pervers et d’attirance et de défi.
J’ai vu se rassembler une foule de Paris, autour d’une
exécution exaltante et révoltante [15] .
La rumeur du boulevard nocturne était venue, de plus en plus basse, de plus en
plus trouble vers les boulevards mornes qui entourent la prison. Puis
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