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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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fit tranquillement la tête vouée à
tomber moins de dix heures plus tard. Je le sais, moi. Et j’les emmerde ! T’as
compris !
    Demain.
    Cette nuit, toute la prison écoute anxieusement. Des poitrines,
par centaines, retiennent leur souffle. Des cerveaux s’enfièvrent dans une
communion, qui n’est peut-être qu’une contagion du mal, de la fièvre même d’un
cerveau affolé, – tout à l’heure un peu de matière grise, exsangue, en lente
décomposition – ne vivant plus que d’une anticipation de la mort.
    Longtemps avant l’heure, des pieds nus cherchent dans l’obscurité
des cellules ou la pauvre lumière nocturne un chemin silencieux vers les portes
verrouillées. Par les jointures des guichets clos, les yeux de mainte peine
fraternelle chercheront à entrevoir le partant à son suprême départ.
    Quelques-uns entreverront, l’espace d’une seconde, une image
confuse qui s’imprimera dans leurs mémoires à jamais :
    Silhouettes indistinctes, noires, képis. Lui : un profil
gris, l’orbite creuse. En chemise. Tenu aux coudes, entraîné, presque porté, défaillant
peut-être, égaré. Lui.
    Puis sur l’indifférence de prostrations frissonnantes, les
barreaux de la fenêtre noirciront sur fond de ciel blême.

12. La Souricière, la Conciergerie.
    Je fus interrogé quatre ou cinq demi-heures en douze mois
avant d’être envoyé en cour d’assises sous des inculpations variées équivalant
à peu près à un billet de transport pour la Guyane en cage à forçats. Les
prévenus bien nantis d’argent se rendent à l’instruction en taxi, accompagnés d’inspecteurs
de police en civil. Les photographes des grands journaux les guettent sur les
marches du Palais de Justice. Ils portent cravate et faux-cols. Ce sont des
messieurs. Les sans-le-sou, débraillés, subitement tirés de leurs cellules s’empilent
dans les compartiments sordides du panier à salade. Ce sont des « types »
ou des mecs.
    Après des mois de réclusion, un voyage en panier à salade et
ce duel de l’instruction où se trouvent en présence des deux côtés d’un bureau,
un homme aux abois et un rusé chasseur, tranquille à l’affût, habile à asséner
à l’improviste l’interrogation perfide comme on place un bon coup de fusil, constituent
des événements.
    … Le roulement de la voiture sur le pavé ou l’asphalte, le
bruit de la rue – ce calme à peine troublé du passage de rares autos des
environs de la Santé, puis la trépidation du boulevard, avec ses innombrables
voix humaines et mécaniques, – la sensation de passer, raidi dans un cercueil
perpendiculaire, dans la rue où l’on passa souvent d’un pas allègre et libre… L’avidité
des regards filtrant au travers du tamis d’aération pour s’accrocher
désespérément à une passante que dérobe – serrement de cœur, serrement des
poings – l’écran mouvant d’un tramway.
    Au sortir du panier, un garde municipal – un cipal – tend
le cabriolet à l’arrivant et le conduit à la Souricière.
    Bien nommée, celle-ci. Deux étages de puants réduits grillés,
juste assez grands pour contenir un homme et une latrine. Deux pas de large, cinq
de long au plus. À un bout la porte grillée, à l’autre le siège infect en fer
rouillé, bouché afin qu’on n’y puisse rien détruire. La puanteur des
défécations et des urines monte vers les dessins muraux. Le prévenu y marine de
longues heures quatre et cinq heures fréquemment. À quoi s’occuper ? Le
système de défense est prêt : y repenser sans cesse ne fait que débiliter
l’esprit, tendre les nerfs. On observe les allées et venues. Elles ennuient à
la fin : leur variété est une monotonie. Alors on cherche le crayon dissimulé
par les occupants précédents de l’infecte loge dans une crevasse de la muraille
sous la latrine ; ou l’on tire le sien de la doublure du veston, et l’on
ajoute sa page au livre prodigieux de la muraille.
    Cette muraille fut autrefois blanchie à la chaux. À première
vue elle est d’un gris opaque, fait d’un réseau croisé, enchevêtré, raturé, combiné
d’inscriptions et de dessins. Des noms, des récits, des bouts-rimés, des
conseils, des rendez-vous, des aveux, un incroyable fourmillement d’écritures
et d’hiéroglyphes brodant une arabesque folle sur les quatre grands motifs
humains : la lutte, le malheur, l’amour, le stupre. Littérature de
primitifs de la jungle sociale identique à elle-même sur tous

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