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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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révolte d’enfant blessé, l’incompréhension
navrée d’un « ce n’est pas possible, non, ce n’est pas possible »
comme en profèrent parfois, au chevet d’un mort, des voix désemparées. Puis ce
n’était qu’un murmure désespéré, décroissant, l’écoulement d’une souffrance
fatiguée, épurée d’elle-même, s’éteignant par l’épuisement de la chair et de l’esprit.
    On est « extrait » pour quelques heures de ce
parallélogramme de pierre et de pénombre ; des souterrains traversés, les
degrés d’un étroit escalier en colimaçon gravis dans une tour, on émerge « au
grand jour des assises » devant les douze jurés, la cour – de vieux
museaux de fonctionnaires aux gestes oratoires amplifiés par la toge. Rites et
simulacres. Défends-toi, Legris, montre que tu es un homme comme les autres, ni
pire ni meilleur malgré ton crime de pourchassé par la misère qui se retourne
un jour et mord – ou casse et pille une vitrine ! Nie, avoue, repens-toi, sollicite
l’indulgence de ces messieurs ; des règles du jeu te le permettent encore,
une dernière fois. Tout ce que tu peux dire et faire ne tiendra guère de place
dans le rituel. Tu achèves de disparaître, usé par les écrous, les verrous, les
guichets, les trappes successives de la grande Souricière, sous les trois cents
pages du dossier, les dix-sept questions (quatre circonstances aggravantes), les
vingt-quatre attendus et considérants. En cent vingt minutes de palabres, deux
minces éloquences contradictoires ont agité au-dessus de ta morne face les faux
spectres d’un scélérat et d’un brave homme infortuné que tu ne fus jamais, faux
monnayeur. Mais oui, c’est joué : tu comprendras plus tard. En route. Tu
graveras tantôt, simplement, à coups d’épingle dans la chaux d’une muraille : Huit ans pour 45 francs en pièces de cent sous.
    Je quittai dans ces murs, sur un salut de la tête, tenus
que nous étions chacun, aux poignets, par deux municipaux, un bandit calme et
fort qui n’avait jamais tué. Il s’en alla de sa démarche balancée d’athlète, avec
un sourire distrait. La rougeur de sa face musculeuse décelait seule en lui, avec
le plissement des paupières bouffies sur les yeux gris, peut-être métalliques
et peut-être indécis, le choc subi sans émotion apparente. « Il s’en tire
bien », venait de me dire quelqu’un. Il rentrait dans sa cellule, forçat
pour vingt ans. Moi, j’étais réclusionnaire pour cinq ans. Sept heures du matin.
    Le soir, un vieux gardien alcoolique, qui m’avait souhaité
et prédit l’acquittement, vint bavarder au guichet de ma cellule. Sa lèvre
inférieure était tiraillée par un tic. Il dit tout bas, dans un soupir au
relent d’absinthe :
    – C. vient de passer. Il est mort comme un homme.
Le poison était caché dans le talon de sa chaussure. Il serrait encore les
dents, tordu par l’agonie, pour ne rien prendre, ne pas se laisser soigner.
    L’œil mouillé, chaviré, du vieux gaff – vingt-deux ans de
service – trahissait une stupeur apitoyée…
    – Pourquoi se tuer ? Vingt ans ? Il pouvait s’évader.
Obtenir une grâce. Enfin, tenez, avec sa nature, sa santé, il serait sorti du
bagne à la fin de son temps, mieux portant que je ne suis moi, après vingt-deux
années de service… Non, ce n’est pas bien, ce n’est pas raisonnable…
    Et il s’en alla d’un petit pas cassé, les épaules arquées
sous la vareuse poisseuse aux parements décolorés, continuant sa ronde et son
quart de siècle de service de rat-de-prison bien domestiqué à l’âme grise comme
la pénombre sous ces voûtes, grise et molle comme les torchons qui venaient d’essuyer
les vomissements du suicidé.

13. Bateau ivre.
    La sensation d’un départ en pleine nuit vers l’inconnu. La
marche sera longue, si longue que rien ne permet d’en évoquer la durée, à
travers une nuit constante, semée d’embûches. Tomber en chemin ce serait comme
choir dans un lac noir, par une nuit sans lune, sous un ciel de plomb dans la
solitude absolue. Aucun cri ne pourrait être entendu : tais-toi donc quoi
qu’il advienne. À peine des cercles momentanés rideraient-ils la surface noire
de l’eau morte, vite refermée sans un pli sur le noyé.
    Voyage non dans l’espace, mais dans le temps : quarante-six
mois à franchir à travers les ténèbres. Quatorze mois de cellule sont déjà
franchis. Ce n’était qu’un prélude. Que sera la

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