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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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arrive. Mais la peine est plus souvent majorée.)
    « Six mois, six mois… » La femme échevelée
disparut, emmenée vers la voiture cellulaire, que sa voix hystérique
remplissait encore les cages nauséabondes où des hommes l’accueillaient d’un
sourire méprisant.
    – Six mois ! Tu parles d’une blague ! Si ce n’était
que ça…
    Une autre, blonde et ronde, passa congestionnée, rieuse, d’un
pas si alerte qu’elle paraissait mener son cipal, un poing sur la hanche,
l’invective à la bouche, – l’invective truculente, furieuse, impossible à noter,
débordant de ses lèvres en fruit de dix-huit ans comme d’un tuyau d’égout crevé,
qui cracherait tout à coup au soleil des pestilences de grande ville…
    Belle fille saine, les grappes fermes de ses seins dressés
sous la satinette blanche, l’ivoire doré de ses dents entre les lèvres
écumantes, le léger frisson doré de sa nuque, l’ardeur de sa voix vengeresse
furent le fuyant régal des mâles enfermés sur son passage. Ils surent qu’on l’avait
« donnée », entôleuse, et qu’elle ferait un an « sans preuves ».
    … Je me souviens aussi d’un être malingre, gamin précoce de
quatorze ans ou adolescent arriéré de dix-huit ans, grêle, frêle, rouge d’yeux
pleurants de conjonctivite, avec un museau de belette et des hardes
haillonneuses délavées par les pluies, rapiécées, frangées, puantes, de petit
pâtre… Son regard abruti ne se détachait pas des gants blancs du cipal : celui-ci, médaillé, fleuri, étincelant de boutons astiqués, de cuir frotté…
    Ce « malfaiteur » et ce soldat suggéraient
irrésistiblement un titre de fable triste : La belette écrasée et le
cheval de cavalerie.
    Dans la série de trappes qui conduit l’enfermé du seuil
de la prévention aux oubliettes de la peine, la Conciergerie tient la dernière
place. Quelques séjours à la Souricière préparent l’homme à la chute dans cette
trappe-ci, la plus sombre, la plus étroite, la plus étouffante, encastrée entre
d’épaisses murailles séculaires, creusée dans le sol du plus vieux Paris, sous
de lourdes voûtes gothiques cimentées de sang médiéval et de sang monarchique. Après
les tueries de septembre 1792, Marie-Antoinette attendit dans cette bâtisse l’heure
de placer sa tête royale, découronnée, dans la lunette de Sanson…
    Littérature ! On choit dans cette trappe pour y être assommé
d’un verdict asséné sur la nuque comme un coup de matraque.
    Je ne sais pas bien, tant les dénivellements sont nombreux
dans la vaste et vieille bâtisse du Palais de Justice, érigée sur un sol foré
en tous sens de souterrains, si les cellules du rez-de-chaussée de la
Conciergerie sont vraiment au-dessous du pavé de la cité. On a dans cette geôle
la sensation tenace d’une claustration souterraine. Les corridors spacieux, sombres
et silencieux ont des voûtes de pierre soutenues de massives colonnes. Les
cellules exiguës, à peine plus grandes que celles de la Souricière, reçoivent
de cours bordées de hauts édifices gris, par des meurtrières à barreaux
taillées dans l’épaisse muraille, une lumière parcimonieuse. On n’y peut lire
que debout sous la fenêtre et pendant les heures les plus claires de la journée.
Jamais la table – du moins dans la cellule que j’occupai – n’est suffisamment
éclairée si ce n’est par l’électricité allumée toute la nuit au milieu du
plafond blanchi à la chaux. Le jour, pénombre ; la nuit, clarté irritante
de l’électricité. Pour y échapper, je voulus dormir les yeux bandés d’un
mouchoir. Les gardiens intrigués me tirèrent de mon sommeil. Pourquoi cette
tête suspecte de fusillé ? Ils flairaient avec inquiétude, chez chacun de
nous, des intentions de suicide.
    Des murailles d’un demi-mètre d’épaisseur séparent l’une de
l’autre ces étroites cellules monacales, étouffant les bruits, gênant les
communications, pas assez pesantes toutefois pour faire sur chacun des
ensevelis un silence absolu. Plusieurs jours durant j’écoutai dans la pénombre tiède
de mon alvéole, j’écoutai malgré moi, indéfiniment, ne pouvant ni lire, ni
écrire, ni marcher, les sanglots rythmiques d’un inconnu, mon voisin, effondré
sous sa douleur inconnue. Trois ou quatre jours durant, il pleura, toute pudeur,
toute fierté abolies. Je connus le rythme de son souffle et de son désespoir. Il
avait des explosions de sanglots où perçait une

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