Les hommes dans la prison
ignorions en
silence. Nous ne nous connûmes qu’à l’arrivée.
D’autres compagnons de route d’un instant dont aucun
souvenir ne m’est resté, dirigés vers une maison d’arrêt, tandis qu’on nous
transférait à la maison de force, montèrent à une station dans notre wagon.
Un fracas, d’express lancé sur les rails, déroula autour de
nos ténèbres ses anneaux grondants. Il y eut des heurts, un choc d’arrêt, des
chocs de voix, un décrochage, une voix :
– Les voitures sont là.
Engourdis par huit heures d’immobilité dans les fers, nous titubâmes,
les membres libres, alignés le long d’une voie, tandis que les gardiens du
service des transfèrements nous passaient de poignet à poignet, d’autres
chaînes ; de sorte que nous ne fûmes, huit hommes liés ensemble, qu’une
chenille à huit têtes et seize pattes, lente, cliquetante, hésitante, trébuchante,
à traverser, yeux surpris par les signaux, pieds gourds butant aux rails, des
voies de la gare de marchandises.
Chenille écrasée par un soulier ferré, nous nous mouvions
lentement dans l’obscurité dense d’une nuit de mars. Et voici qu’un
éblouissement m’entra dans les yeux, m’inondant le cerveau de joie :
– Le ciel !
Un étincelant ciel d’hiver, constellé à l’infini, étendait
sur nos têtes ses noirs, ses bleus, profonds, ses profusions d’astres, ses
ruissellements de lumière dans ses abîmes de ténèbres. L’avais-je jamais
comprise auparavant cette merveille d’un simple ciel étoilé ? Depuis
quatre cents jours, elle m’était refusée : et c’était une révélation.
Je serais tombé, les yeux égarés là-haut, dans ma marche
incertaine parmi les rails, les entrevoies, les câbles tendus au ras du sol, si
les autres anneaux de la chenille pénitentiaire ne m’avaient poussé, entraîné, soutenu,
vers les feux de la gare…
La bizarre chenille oscilla un moment sur ses seize
pattes fléchissantes, dans la soudaine animation de la gare. Toutes les
lumières semblaient se concentrer sur elle : et c’était un rappel
tellement brutal de la vie perdue. Marchand de journaux, illustrés, bouquins !
Tabacs ! De la cohue pressée d’une descente de train, des gens se
détachaient si proches, si réels ; un soldat ; une dame
conduisant par la main deux moutards, un monsieur dépliant son journal à la
portière de son compartiment, un homme embrassant une jeune femme. Comme nous
le vîmes, ce banal voyageur et quel monstre à seize yeux couva la joie de son
adieu !
Puis la chenille se scinda en deux tronçons. Une voiture
cahota par les rues éclairées de la ville les quatre réclusionnaires. Ils regardaient
avidement, stupéfiés que la vie continuât « simple et tranquille »
identiquement telle qu’ils l’avaient perdue.
14. Arrivée.
Nous avons franchi dans la nuit des seuils successifs. Les bâtisses
étaient d’énormes rectangles sous le scintillement et le bleu intense d’en haut.
Un corps de garde ; des mufles ensommeillés, tournés vers nous avec une
nonchalance rogue ; l’homme au képi galonné bovin, sanguin, massif, képi
sur l’oreille, haleine vineuse, trousseau de clefs battant la couture du
pantalon.
– Par ici !
Déliés, surpris de la liberté de nos membres, surpris de la
soudaine légèreté de nos corps (des gouttelettes de joie montent dans nos
veines : c’est bon de pouvoir tordre à son aise ses poignets, c’est bon !)
nous suivons une ruelle mal éclairée, sous l’éblouissement d’en-haut. Nous
pénétrons dans une troisième enceinte, puis dans un hall sombre où l’air est
mauvais. Nous nous perdons là les uns les autres, cernés par un seul homme armé
de clefs, qui va, vient, nous pose devant des portes numérotées comme des
bonshommes de cire, effarés, dans la lueur de sa lanterne sourde projetée sur
nos visages…
– Entrez !
J’entre. Où ? Je ne sais pas. Dans des ténèbres
absolues. Ce pourrait être dans le néant.
La porte s’est refermée sur moi, les pas du gardien se sont
perdus en bas, dehors, sur le pavé. Ténèbres absolues. J’essaie, immobile, de
distinguer mes mains haussées à quelques centimètres de mes yeux. Impossible. Je
les étends, mes doigts ont des mouvements prudents de tentacules. J’avance
lentement, palpant les ténèbres (et toujours cette joie pourtant, en
gouttelettes infimes, vibrantes et chaudes, charriées dans les veines, la joie
de se mouvoir sans entraves). J’ai
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