Les hommes dans la prison
peine ?
L’avenir ? Le temps ? Y a-t-il un avenir ? Les
faibles et les pas-de-chance restent en chemin, fermant leurs yeux battus dans
une infirmerie de prison. Je sais que le temps a deux dimensions subjectives :
que la minute amère s’éternise, que les mois vides fuient, sans laisser dans l’âme
plus qu’un peu de poussière. Pas même de la cendre !
En route ! L’essentiel est d’être vaillant au départ et
vaillant en route. Il y a désormais deux domaines dans l’univers : le mien
et celui de l’ennemi. Je suis au pouvoir de l’ennemi. La machine à broyer m’enserre
de toutes parts, à tous les instants, pour des années. En vain dresserai-je
contre elle mes bras révoltés d’enchaîné. Qu’ils portent la chaîne, fardeau
inéluctable, sans défaillance ni combat. L’autre domaine me reste : en
vain la machine voudrait me le ravir. Nous sommes face à face, l’énorme
machine-prison et moi, égaux en ce que nos puissances et nos impuissances se
limitent, à jamais bloquées. Jusqu’au jour fixé par l’arrêt, je serai le
matricule 6731, réclusionnaire, automate que la règle disciplinaire manœuvrera
mécaniquement. Je ne pourrai rien. Jusqu’au jour fixé par l’arrêt, je serai moi – un homme libre, un homme vaillant, un homme inflexible, un homme sans peur – sous
la chaîne, la vareuse matriculée, la règle absurde et dure. La machine n’y
pourra rien. En route !
Je marcherai sur cette route noire, tant qu’il faudra. Peut-être
jusqu’à la folie ou la mort ? Non. J’ai foi en moi. Si l’une ou l’autre me
renversent, ce sera de haute lutte, malgré moi, sans que j’aie consenti à les
craindre. La prison, je la vaincrai.
En route.
Je n’ai pas grand mérite à me tenir ce raisonnement. Je suis
un « courte peine ». La longue peine, la sérieuse commence à huit ans.
(Un vieux réclusionnaire me disait à l’accueil : « Cinq ans ? Veinard !
C’est vite tiré. J’en fais vingt ; et déjà quatorze de faits. C’est dur. »)
Il n’existe que trois façons de subir la peine. L’accepter
comme un duel, ce que font avec une conscience plus ou moins nette bien des
réclusionnaires et des forçats, pris surtout parmi les outlaws. J’en ai connu d’une
splendide force morale. La subir, tête baissée, sans résistance intérieure ;
se laisser pétrir et mouler jusqu’à l’âme par la prison ; s’accommoder de
ses moisissures, s’y installer, y végéter plaintif ou obnubilé, ou satisfait d’un
bon coin. Ainsi font la majorité des enfermés, formés d’éléments sociaux
hétérogènes, pris dans les milieux où la criminalité passe pour être
exceptionnelle : paysans, gens de condition moyenne, ecclésiastiques
libidineux, notaires infidèles, comptables malhonnêtes, administrateurs véreux,
« passionnels ». N’y point résister, n’y point consentir non plus ;
les ressorts intérieurs cassés par le coup de matraque du verdict, se laisser doucement
entraîner au fil des jours, en trois mois ou en trois ans, vers le havre de l’infirmerie
où l’on disparaît sans bruit un matin après n’avoir vécu, taciturne, que le
temps qu’il fallait pour mourir. À cette catégorie de condamnés, les vrais
criminels ne fournissent pas de contingent. L’œil expérimenté d’un ancien
reconnaît tout de suite à l’arrivée les « pauvres types » qui, portant
leur destinée en eux, sont doublement condamnés…
Départ à destination inconnue. J’ai revêtu mes habits « civils »,
quittés au lendemain de la condamnation. Il y a dans leurs plis tant de
souvenirs de la rue ! Les fers aux poignets. En wagon cellulaire, dans l’étroit
compartiment métallique où l’on ne peut ni se lever ni se redresser, les genoux
coincés entre la paroi et la banquette, des fers aux chevilles m’imposent un
surcroît d’immobilité. Ce wagon des transfèrements est noir, sale, étouffant, rempli
d’éclats de voix. Notre silence mortuaire a pour contrepartie le bruit que font
deux gardiens, ex-sous-offs à faces vineuses, qui bâfrent, boivent, jouent aux
cartes, parlent d’avancement, de permutations avantageuses, de bon vin, de
jupes troussées en un langage semé à profusion d’exclamations scatologiques. Ces
voix mâles ordurières et chaudes remplissent nos in-pace. Le wagon roule,
wagon ivre, tel que fut parfois, sinistre, le Bateau ivre,
Planche folle, escortée de hippocampes noirs
emportant ces deux hommes en
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