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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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uniforme et leur joie animale
de vivre vautrée dans un confortable fumier ; emportant aussi, dans l’ombre
de ces vivants, enchaînés, immobiles, isolés, tourmentés par la soif, courbaturés
d’immobilité, quatre reclus, exclus de la vie. Accrochée à des trains de
marchandises chargés de victuailles, décrochée à une bifurcation, oubliée des
heures sur une voie de garage, dans une station perdue, raccrochée, subitement
manœuvrée parmi des jurons éclatants, puis retombant au grand calme d’une
station déserte, notre prison errante nous ballotte, suivant un itinéraire
indéchiffrable, à travers le temps et l’espace. Nous sommes partis le matin ;
nous entendons sonner – où – ? six heures du soir. Arriverons-nous demain ?
après-demain ? Peu nous importe. Mais on voudrait bien se dérouiller les
jambes en proie aux fourmillements, redresser l’échine, boire un grand verre d’eau.
Ce serait bon.
    Nous quatre :
    Morge – dit Cuistance ou le Cuisinier – qui a
la vérole. « Anarchiste. » Vingt-deux ans, je crois. Et vingt ans de
travaux forcés. Il faisait le guet autour de cette villa des Aubrets, où « un
copain » surpris au cours du cambriolage, étranglait de ses mains
prudemment gantées, avec des serviettes mouillées, une vieille servante ; poignardait
longuement avec une rage d’épileptique un septuagénaire. L’assassin ganté frôla
de bien près la guillotine ; sa précaution le sauva. Il est libre. Ce
gamin blême paie à sa place. Il se taira. Il espère. Sa femme, une gosse
tuberculeuse, blonde fade qui se donnait docilement avec de doux gestes
impudiques au premier copain venu étant « pour l’amour libre », a
promis de le rejoindre en Guyane. Les forçats de bonne conduite obtiennent, dit-on,
des lopins de terre à cultiver. L’espoir d’un bagne chimérique fermente dans
cette jeune tête en proie aux révoltes dévoyées. L’amour y naît peut-être. À un
croisement de voies, M. va nous quitter pour un autre wagon ivre (sa femme
ne l’a pas rejoint : elle est morte dans l’année).
    Horel à soixante ans en paraît soixante-dix. « L’affaire »
l’a vieilli d’un coup. Horel est tout blanc avec un nez rouge qui pleure
toujours et des yeux canins luisants, baignés d’un sang décoloré. Horel radote ;
sa main de vieil ouvrier tâte de temps en temps une tumeur rose qu’il a à la
nuque.
    – Tâtez-la, dit-il, vous sentez ? La balle est
restée.
    Chance, malchance ? Il n’en sait rien lui-même. Les
choses le dominent. Il ne pensait pas survivre ; il n’a plus envie de
mourir. Mais six ans de réclusion à son âge – encore est-ce par indulgence !
– c’est beaucoup. Horel est un passionnel : jaloux de son propre fils beau
gars de vingt ans, il a tué sa maîtresse, une quadragénaire, et s’est suicidé. On
l’a guéri à grand peine pour le condamner. Le wagon ivre l’emporte vers son
destin. Plus tard je le rencontrerai souvent, de plus en plus cassé du dos et
des genoux, boitant, chaussé de sabots trop grands, dans la file des vieillards
de l’atelier des liens. Une main fourrée dans la ceinture, l’autre frileusement
passée entre deux boutons de la Vareuse, la goutte au nez, l’œil terne, la
mâchoire pendante, secoué tout entier à chaque pas, comme un polichinelle
démoli, étrangement raide pourtant, il descendra muré en lui-même par la
contrainte du silence, vers le petit cimetière de la prison. Cela durera
quelques années.
    Passionnel aussi, le troisième, quoique le mot devienne
saugrenu de s’appliquer à ce gros garçon au teint vermeil dont les joues
poupines ressemblent à des pommes mûres. Meurtrier dans une rixe d’un gars de
son village qui courtisait « sa femme » – il dit « sa femme »
bien qu’elle ne fût que sa fiancée ; mais avec quel grand rire victorieux
ne devait-il pas la renverser à l’ombre d’une meule, dans les heures brûlantes
de l’après-midi, quand l’âcre sueur des jeunes chairs monte au cerveau, plus
trouble que le vin ! Il allait employer la vigueur de ses dix-neuf ans à
porter deux fois par jour au réfectoire la marmite à soupe. Je crois qu’il est
mort, lui aussi, d’une pneumonie ; son souvenir se confond dans ma mémoire
avec celui d’un autre petit paysan, meurtrier comme lui, dans des circonstances
analogues, râblé comme lui – et je ne sais lequel des deux est mort à l’infirmerie.
    Côte à côte, dans le wagon ivre, nous nous

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