Les hommes dans la prison
autrement brodé d’argent. Képi, képi,
képi. Galons. Un gros vieux monsieur moustachu qui doit aimer le vin blanc. Un
museau blême, triangulaire. Un militaire qui m’a paru sans visage et qui n’a
laissé dans ma mémoire que la trace de son képi réglementaire. Tous les trois
sur une estrade, devant une large table. Derrière eux, la République, plâtre
jauni moucheté de chiures de mouches. Zizi, à leur droite, remplit l’office de
greffier.
Le nouveau comparaît encadré de gardiens, à un mètre
cinquante de l’estrade, dans l’attitude réglementaire du soldat au rapport. Le
directeur feuillette un dossier, toise l’homme et, selon le cas, l’humeur :
– Ah, vous voilà. On dit que vous êtes une forte tête. Je vous engage à vous
méfier. Ici, les fortes têtes, on les brise.
Un silence. Un geste de la main qui tient un
buvard-compresseur. Un froncement des sourcils drus sous le képi tout argent. L’effet
est produit, sans doute.
– Rompez.
Prestement poussé par les épaules le nouveau est jeté dehors.
Au suivant.
– Vous aussi, il paraît que vous avez du caractère. Eh
bien, ici, mon garçon, on les arrondit les angles du caractère. Compris ?
Épaules rondes, nuque enfoncée, voix qui n’est plus qu’un
souffle respectueux, l’interrogé murmure :
– Oui, Monsieur le directeur.
Le troisième de la série d’aujourd’hui est un petit notaire
de province qui a filé en dévalisant tout son village. L’œil de M. le
Directeur se radoucit en se posant sur ce visage triste et grassouillet. Ni
pègre, ni récidiviste, celui-là : un honnête homme qui a mal tourné, voilà
tout. M. le Directeur se souvient de la théorie de l’amendement du
condamné.
– Tâchez de vous bien conduire, Boulin, et nous verrons
ce qu’on pourra faire pour vous.
Au quatrième, un anarchiste, M. le Directeur dit simplement :
– Un avertissement : pas de propagande ici. Il
vous en cuirait.
Peu d’hommes dans la société moderne exercent sur leurs
semblables un pouvoir aussi absolu qu’un directeur de prison. Le contrôleur
civil remplissant en réalité les fonctions de sous-directeur ne contrôle rien. Le
directeur a, en fait, pouvoir de vie et de mort sur le détenu. Il lui suffit d’une
recommandation au gardien-chef (« tenir à l’œil… ») pour que le
matricule désigné au zèle des gardiens, harcelé par une surveillance tatillonne,
soit accablé de punitions. M. le Directeur peut infliger des punitions
allant jusqu’à 90 jours de cachot ; plus qu’il n’en faut pour qu’avant la
fin de sa punition l’homme puni soit transporté à l’infirmerie, les yeux abîmés,
les poumons rongés de tuberculose, le cou boursouflé, les oreilles purulentes. On
en crève. Chaque année, l’homme au képi tout argent prononce ainsi, sans en
avoir l’air, pour des motifs généralement futiles, plusieurs sentences de mort
à longue échéance.
15. La meule.
La prison garde, dans sa perfection moderne, la perfection
du château féodal qui se suffisait à lui-même, non qu’il pût vivre sans le
travail de la campagne environnante, mais capable avec ses artisans, ses hommes
d’armes, son église, son lazaret, sa geôle, ses potences, ses salles de fête, ses
arsenaux, ses magasins, de subir un long siège. La maison centrale perpétue
dans les cités modernes l’économie et l’organisation du burg médiéval. Agencée
de sorte que des centaines d’hommes y puisent vivre et mourir reclus, non de
par une discipline consentie comme les monastères, mais sous une contrainte
brutale, elle est une morne cité à la fois assiégée et dominée par l’ennemi qu’elle
enferme.
L’enceinte comprend de vastes bâtisses éparses parmi des
cours plantées d’arbres et cultivées. Une seule entrée, non loin du corps de
garde, sous les bureaux du greffe, – car les registres d’écrou ont besoin du
voisinage des fusils, – donne sur une première cour bordée par les locaux de l’administration,
que ferment d’un côté les murs et les édifices de la prison proprement dite. Le
parloir et le temple-prétoire allongent leurs toits bas entre l’administration
et la détention. Une seconde porte franchie, le reclus se trouve dans le
domaine de la peine. Ce pourrait être une rue peu fréquentée de petite ville
morte, bordée de murailles blanches et de sévères immeubles à fenêtres grillées.
Les services généraux, rangés en quadrilatère autour d’une
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