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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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cloche…
    Ce rythme mécanique de la journée, se répétant indéfiniment,
aboutit à une automatisation presque indolore de l’existence. La cloche
déclenche les mêmes gestes aux mêmes minutes précises, chez six cents reclus. Ces
gestes, chacun a tôt fait d’en acquérir une routine individuelle. L’erreur d’un
nouveau cherchant sa place dans un alignement excite, événement saugrenu, l’attention
générale.
    Le rythme de la journée s’enclave dans celui des mois et des
saisons. La monotonie du repos du dimanche, coupé de marches, d’allées et
venues à l’église, au temple protestant, à la salle de correspondance, ne le
modifie pas plus que les grands gels qui font claquer les dents des automates pendant
les défilés ou l’accablante chaleur d’août.
    La règle est de travail et de silence.
    Travail forcé, à la tâche le plus souvent, c’est-à-dire
poussé jusqu’à la limite des forces, dix heures par jour, de sept heures du
matin à sept heures du soir, avec deux interruptions d’une heure pour les repas
et les promenades et trois ou quatre quarts d’heure de déperdition. Travail
industriel à vil prix, concédé par l’administration pénitentiaire à des firmes.
    Silence absolu, perpétuel, imposé à des hommes travaillant
en commun, arrachés en commun à la vie, accablés en commun. L’absurdité de
cette règle n’égale que sa cruauté. Véritablement appliquée et acceptée, ce
serait le moyen le plus simple d’acheminer doucement les reclus vers la folie. Des
dérogations pratiques l’adoucissent : relâchement de la surveillance, tolérance
des propos échangés à l’occasion du travail. Il en résulte que les journées de
repos sont les plus pénibles ; et que la règle inapplicable n’est plus, en
réalité, qu’un prétexte à tracasseries disciplinaires. – La plupart des
punitions infligées le sont pour infraction au silence. Leur gradation, qui va
jusqu’au régime des « incorrigibles », constitue contre les mal notés,
une gamme de persécutions arbitraires.
    La meule broie tout doucement. Insensiblement, quand les
premières résistances de l’être sont brisées. Et comme « on se fait à tout »,
on se fait aussi à cette vie ralentie, rythmée par la cloche… L’homme croit
user le temps qui le dévore. La réalité est trop concrète pour effrayer. Il faut
parfois un effort d’imagination pour en concevoir l’accablement.
    … Un gros bonhomme flasque, au teint rose, aux joues
tombantes, fut longtemps l’un de mes voisins, dans les alignements. Il me
saluait d’un regard doux et d’un sourire à peine esquissé de ses grosses lèvres.
Les plis mêmes de ses vêtements secouaient sans efforts des chairs tombantes. Un
grand calme émanait de lui. Il faisait huit ans et jouissait d’un petit emploi
tranquille au magasin à papier : un coin de mur derrière les cabinets pour
horizon.
    – Faut pas s’en faire, me disait-il entre ses dents (et
sa voix même me semblait plate, pâle, molle), c’est le principal. Moi, j’m’en
suis fait au commencement. Maintenant j’m’en fais plus. Tu tâches d’attraper un
coin tranquille et puis tu t’la coules douce. Et c’est étonnant comme le temps
passe : c’est long, long, et c’est passé. J’en ai plus qu’pour trois ans, tiens…
    Il avait des petits bonheurs quotidiens. Il mangeait son
ragoût de la cantine – haricots, mouton, 30 centimes – avec délices, en songeant
à la matinée paisible et que ce soir « y aurait un bon gaff » qui ne
dédaignait pas de tailler une petite bavette… Dimanche, correspondance. Semaine
prochaine, la douche. Et dans un mois, plus que trente-cinq mois à faire, déjà
soixante et un de faits. Ça passe ! – Je lisais dans ses yeux de bon
ruminant ces rassérénantes petites pensées.
    – R’garde Vallard, me disait-il, un jour, s’il est
nerveux ! N’a plus que six mois à tirer.
    Vallard était un gaillard un peu dégingandé, avec un drôle
de vieux visage ridé à trente-cinq ans, un grand nez triangulaire, des lunettes
cerclées de fer blanc. Tête chagrinée de vieux séminariste. Il finissait six
ans. On lui savait une femme et deux beaux enfants. Il se taisait.
    – R’garde comme y porte ses six mois dans les jambes !
    Vrai, son pas était allègre. De nouveau, l’homme allait vers
son destin, attiré par un mirage. Son échine se redressait, une sorte de
rajeunissement éclairait ce visage fripé. Plus que six

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