Les hommes dans la prison
courette grise
isolent la boulangerie, les cuisines, la buanderie, divers ateliers accessoires.
Un massif parallélogramme de maçonnerie blanche, la vieille prison, datant d’un
siècle, enferme des ateliers de cordonnerie et de tissu métallique ; au
rez-de-chaussée les réfectoires. L’église de pierre grise dresse ses ogives
tristes dans une cour pavée que surplombent, d’un côté, une haute muraille, de
l’autre, les quatre rangées superposées de petites fenêtres grillées du dortoir.
Ce dortoir, de construction relativement récente, conçu pour l’application du
système Auburn, – le dernier mot de l’économie pénitentiaire : travail en
commun le jour, isolement la nuit, – a l’architecture classique des
constructions cellulaires du plan étoilé. Trois ailes, un centre ; quatre
étages de galeries donnant sur un grand hall éclairé aux bouts par de hautes
verrières. On ne bâtit plus que dans les prisons de ces splendides fenêtres
inventées par les bâtisseurs de cathédrales. Le hall est spacieux, les
cellules-alvéoles sont d’une étroitesse strictement calculée ; il y faut
place pour un lit de camp de 50 centimètres de large et pour que l’homme puisse
se tenir debout à côté. Crépies à la chaux, elles ont chacune leur fenêtre, large
meurtrière à laquelle il est défendu de se hausser. – Une cour plantée d’arbres
sépare le dortoir de l’infirmerie composée de deux bâtiments rectangulaires se
faisant vis-à-vis dans une cour close et reliés par un promenoir vitré. Des
fenêtres de l’infirmerie, blanche comme il sied, on aperçoit un cube rébarbatif
de pierre grise troué d’oblongues fenêtres à barreaux, toute une petite prison
encastrée dans la grande, avec son enceinte propre, où circulent des rondes, et
ses préaux de promenade triangulaires, découpés en éventail : le quartier
cellulaire. Trois étages de cellules de punitions, claires, demi-noires, noires ;
dans les fondations, un double rang de cachots. Dans les burgs d’autrefois,
le cœur des résistances épiques battait dans le donjon, suprême réduit du
seigneur. L’âme de la prison – une âme faite de règles implacables et de fers –
bat dans ces murs-ci. La discipline du reclus ne repose en définitive que sur
la peur du cachot. – Au-delà s’étendent des deux côtés d’un corridor vitré les
ateliers de travail : imprimerie, tailleurs, chaînes d’or et d’argent, brochage,
liens tressés, tissus métalliques. Il y a encore une grande cour plantée de
pommes de terre. Et il y a sous les murs de la prison, je ne sais où, un
cimetière…
La topographie de la maison de force où je vécus près de
quatre ans est restée dans mon esprit incomplète et inexacte. Le reclus ne la
conçoit qu’à la longue, par la totalisation d’un grand nombre de menues
observations. Il ne voit bien que ce qui est dans un horizon de vingt mètres. Ses
mouvements y sont rythmés par une volonté anonyme, étrangère à la sienne. Le
compartimentage de la geôle parfaite est tel qu’on peut y passer des années
sans rien en connaître de plus que son étroit secteur.
Le rythme de la vie est dans la cité recluse d’une
précision d’horlogerie. Trois coups de cloche espacés de cinq en cinq minutes
ordonnent, à sept heures du matin, le réveil. Au premier, les six cents
réclusionnaires allongés sur leurs couches dans le dortoir cellulaire se lèvent.
Le deuxième accorde quelques minutes au pliage de la literie et à l’entretien
de la cellule. Au troisième, alignement sur le seuil des cellules ouvertes. En
longue file cette foule muette s’ébranle par les escaliers, traverse les cours,
chacun recevant au passage sa boule de pain.
À l’atelier quelques minutes sont imparties à la toilette
qui se fait au robinet. Un coup de cloche donne, à 7 h 15, le signal de la mise
au travail. À 9 heures, de nouveau la cloche : cessation du travail ;
la cloche, alignement ; la cloche : en file indienne vers le
réfectoire. La cloche, sortie du réfectoire, promenade, 25 minutes, de 9 h 30 à
9 h 55.
La cloche, rentrée aux ateliers. La cloche, reprise du
travail. La cloche, repos d’un quart d’heure à midi. La cloche, reprise du
travail. La cloche, la cloche, la cloche, second repos, promenade, rentrée, travail,
alignement du soir, défilé, dortoir, coucher, réveil, recommencement – défilé, dortoir,
coucher, réveil, recommencement travail, la cloche, la
Weitere Kostenlose Bücher