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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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mois ! Mais le
destin était là. Vallard apparut un matin la tête bandée. Il marcha encore deux
jours avec nous, dans les défilés, d’un pas nerveux parfois lassé. Puis nous ne
remarquâmes pas son absence. Il mourut en trois jours à l’infirmerie, d’un
érésipèle qui lui mangea le visage.
    – Y s’en faisait, dit l’homme flasque. Faut pas s’en
faire. Faut être plus fort. Pauvre vieux !

16. L’atelier
    L’imprimerie est une vaste ruche pleine du bourdonnement des
machines. Soixante-dix hommes en bourgerons salis et bérets de droguet y
travaillent dans un faux silence. – Les lèvres ont des remuements à peine
perceptibles, le souffle bas s’exerce à atteindre l’ouïe et à s’y dérober en
même temps ; les yeux aux aguets, sous les fronts hypocritement baissés, observent
le gardien nonchalant et rogue qui passe entre les presses et les rangs de
casses. À peine le képi relevé de jaune a-t-il disparu derrière une machine que
mon voisin s’incline prestement vers moi. Son masque cachottier se distend, se
ranime, fendu d’un large sourire fraternel :
    – D’où qu’t’es ?
    Nous saurons l’essentiel l’un sur l’autre, dès ce soir. Poule
est un mince et terne voyou sans intelligence. Nous l’appelons comme un
personnage des Misérables : « Demi-liard » dit « Deux
milliards ». « Vendu par une tante », il s’est fait arrêter, porteur
d’un outillage de cambrioleur, à deux cents mètres d’un immeuble dans lequel il
y avait un coffre-fort contenant, à l’en croire, deux millions. À ce détail, une
étincelle luit au fond de ses yeux mornes. « Dire que j’pourrais être
millionnaire aujourd’hui ! »
    Le croit-il ? Il reste des heures planté droit sur ses
jambes, le composteur à la main, l’œil vague, distrait. Sa bêtise déconcerte au
point de faire croire à une ironie cachée. Mais c’est le sort qui se joue de
lui. Je crois qu’il rêve, dans ses heures d’immobilité, à ses millions manqués,
à des autos, à Deauville, aux femmes blondes, demi-nues, qu’on voit cambrées, les
seins durs sous des fleurs métalliques, dans les revues à grand succès. Et le
soir, dans son alvéole grillée, sa chair de grand gamin vicieux souffre et s’use
en mornes détentes…
    Après la cellule, l’atelier surprend par ses proportions,
son grouillement d’activité, ses bruits continus. C’est un monde. Tant de
visages ! On s’accoutume à les distinguer, on se reprend à observer. L’œil
se pose sur une foule de choses à dix, vingt, trente mètres d’horizon. Je me
reprends à vivre d’une vie physique plus riche, plus déliée. Quatre fois par
jour je vois le ciel, des arbres, des buissons, de l’herbe, car les cours de la
prison ont ces richesses. Je ne veux pas m’avouer cette joie misérable, mais
elle est là, dans mes membres. Elle dure quelques jours et s’éteint sans lutte.
J’ai exploré mes trente mètres d’horizon, j’en connais l’affreuse indigence. Rien,
jamais, ne change dans cette ruche sur laquelle le temps pèse comme une
interminable pluie de cendres. Je m’exercerai bientôt en vain à retrouver l’étonnement
des premiers jours. Chaque coup de cloche refera de moi l’automate qui sait ses
moindres gestes à l’avance et tous les visages rencontrés et que cela durera 1 300
jours (encore faut-il survivre).
    Dès l’entrée, où se tient un gardien devant la porte
verrouillée, il y a les machines. Puis, à droite et au fond, les rangs de
casses, commodes parce qu’on peut s’y dérober par instants à la surveillance du gaff, échanger quelques mots, passer un billet. Contre la muraille
intérieure s’adossent des bureaux vitrés : celui du directeur civil, un
monsieur grisonnant qui porte une casquette anglaise et une blouse d’imprimeur ;
celui des correcteurs et des comptables, que l’on envie parce qu’ils peuvent
parler entre eux. Ces détenus de marque rendent de petits services. Ils forment
un monde à part, jalousé, respecté. Au fond s’ouvrent les magasins grillagés et
l’atelier vitré de lithographie. Vis-à-vis des bureaux, les fenêtres donnent
sur les cabinets, car il faut que les gardiens puissent sans se déplacer
surveiller l’homme accroupi. Les cabinets donnent sur d’étroites cours pavées. Les
hommes du service général y viennent changer tous les jours les tinettes, où l’on
veut pouvoir retrouver les objets interdits. Perfection de la geôle !

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