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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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cinq, des
dix, des quinze ans « à faire ». Un être monstrueux est le dernier de
leur file : L’Araignée. Reins tordus, corps ployé, jambes tordues, très
écartées, les deux bras étrangement ouverts appuyés sur deux cannes, ce
vieillard pareil à un arbre foudroyé, tout en os cassés, mal réajustés, se
traîne vigoureusement à la suite de la chenille humaine. On dit qu’il ne
sortira plus vivant d’ici (comme si les autres devaient sortir !). Son
crime est inconnu. Des paysans lui ont cassé les membres à coups de fourche et
de faux…
    Dialogue à la salle des pansements :
    – Quand tu crèveras, sale bête, lui dit l’infirmier qui
fait la toilette des morts, ça en fera un de boulot ! Faudra t’casser
encore une fois les abatis pour t’faire entrer dans le cercueil !
    La gueule noire, bordée d’affreux chicots, de l’Araignée
crachotte, comme une bave, toute une litanie d’injures achevées par un
ricanement :
    – … As pas peur, c’est toi qui crèveras le premier.
    (Il ne savait pas si bien dire : j’ai vu mourir cet
infirmier.)
    Les vieillards attendent la fin en tressant lentement, de
leurs doigts engourdis, des liens grossiers. Une puanteur de crasse et de
décomposition organique les environne. On met parfois parmi eux quelque jeune
condamné sortant du cachot.

17. Vouloir vivre.
    Chacun se fait sa place à l’atelier, la meuble et l’aménage.
Les typographes disposent d’une planche sous les casses. On y ajoute un
tabouret, une boîte en carton, pour les lettres, une planchette pour le savon. Le
séminariste Dillot qui a tué son frère à la suite d’interminables querelles
autour d’un héritage de dix mille francs, s’est fait avec des images saintes
que l’on met dans les bréviaires une sorte d’autel. Pendant le quart d’heure de
repos de midi, son profil aigu se penche devant un minuscule Sacré-Cœur de
Jésus, son regard se dérobe aux choses et il prie. Mon voisin Guillaumet, bon
copain, « affranchi » jovial dont la bonne humeur méridionale est
presque inaltérable (« J’tire mes six ans, – ici un gros clin d’œil, en
sortant j’ai encore bien quinze ans de bon ! et j’sais vivre, moi, tu sais ! »),
m’a dit d’un air connaisseur :
    – L’est d’plus en plus tapé. Attends voir la suite.
    Un autre voisin vit dans une misère étrange. Il est là, devant
moi. Aux heures de travail quand mon regard se lève de dessus la casse, c’est
son crâne nu, couvert à la nuque de poils d’un gris-sale, c’est son crâne
verdâtre, livide aux tempes, que j’aperçois invariablement. Parfois Dubeux s’offre
à moi de profil, cadavérique, les lèvres blanches. Ses gestes sont lents, lents,
mortellement lents. Jamais il ne s’assoit ni ne se repose. Jamais il n’a
recherché le contact avec personne. Quand on le frôle en passant, il tourne
lentement vers vous un regard verdâtre entièrement inexpressif. À midi, il
coupe son pain noir en petits rectangles réguliers, les aligne devant lui, et
les mange l’un après l’autre, sans lire, immobile, en regardant droit devant
lui ou à terre. Des gestes d’idiot le font ressembler à un automate. Un voyou
lui a rempli une fois les chaussures de colle de pâte ; voilà des mois qu’il
traîne après lui la même odeur nauséabonde. Ceux qui passent près de lui lui
décochent parfois dans les reins un coup de coude, lui soufflent à l’oreille
une crapuleuse injure, rien que pour entrevoir le regard hébété de ses
prunelles verdâtres et le lent marmonnement de ses lèvres décolorées. On dit
que c’est un petit rentier, qu’il a tué une femme dans une maison close, qu’il
y a encore dans son paquetage, au greffe, un pantalon de femme en soie rose
dont il ne se séparait jamais… Ce ne sont peut-être que légendes, mais je vois
très bien ce petit rentier livide franchir de son pas d’automate, le seuil de
la maison aux volets clos, je le vois souffler sur un visage de femme
épouvantée son haleine mortelle, je le vois tuant avec des gestes mécaniques, nécessaires,
émanés du plus profond de son automatisme.
    – T’es maigre, m’a dit Guillaumet, tiens-toi. Pas d’blagues !
T’as trois mois pour réagir. Si ça va mieux au bout du troisième et comme je
vois qu’t’as du caractère, tu tiendras. Maintenant, pour commencer, faut
bouffer et t’distraire. V’là un livre de came  : t’fais pas piger
avec, ça t’coûterait quinze jours de boîte et ça

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