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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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L’administration
observe et fouille jusqu’aux excréments.
    Le travail est payé à la journée. Quelques compositeurs
sont astreints à fournir une tâche calculée de manière à exiger d’eux un effort
soutenu d’une douzaine d’heures par jour. Par bonheur, la plupart des travaux
typographiques ne sont pas susceptibles d’être exécutés de la sorte. L’imprimerie
fournit de formulaires les ministères des Colonies, de l’intérieur, de la
Justice et les services d’hygiène ; on y compose des travaux scientifiques,
des statistiques où l’annaliste amusé, relevant plus tard les cocasseries les
plus folles, appréciera ce que peuvent donner d’imprévu dans les chiffres la
bêtise des ronds-de-cuir d’outre-mer ajoutée à la malice des forçats de France.
(« Ile de la Réunion. Mariages : femmes, 6 ; hommes, 6 ; total
des mariages : 12 ». « Importations au Sénégal : pianos, la
tonne… ; plumes d’autruche, le mètre cube… »)
    – Tu sais, explique le gros correcteur Gillet au néophyte,
le correcteur n’est pas tenu de comprendre. Il suit la copie. La copie, c’est
sacré…
    Sa face rougeaude de moine égrillard s’épanouit en sourire :
    – … surtout quand ce sont des crétins qui la pissent. (Chantonné
en sourdine.) Et l’on s’en fout, la digue-digue-don… Tu piges ?
    Nous composons aussi les bulletins de recherches de la
police criminelle, qui nous tiennent à peu près au courant des crimes impunis et
des châtiments probables. Des mains de réclusionnaires encadrent soigneusement
du texte conventionnel des signalements abrégés la photo anthropométrique du
réclusionnaire de l’an prochain qui hante encore, à cette heure, l’angoisse au
ventre, les bars de Ménilmontant. Les visages de femmes, ces étranges visages
tantôt blafards, tantôt tirés, farouches ou désespérés que les clichés de l’anthropométrie
font aux voleuses et aux prostituées, ont pour les reclus des charmes secrets. Des
feuilles sont dérobées aux presses pour y découper un cliché, portrait d’inconnue
traquée dont on ne sait que le nom accolé à l’énoncé d’un délit, – Marie
Chevrillon, 22 ans, vols, – dont le nom importe peu, mais qui a des yeux
prenants, agrandis par une terreur confuse, et des lèvres enfantines. Là-haut, dans
sa cellule du dortoir, un homme, en proie chaque soir à la plus humaine folie, contemplera
longuement, soir après soir, avec des yeux sans fond, ce portrait mystérieux qu’il
porte bien caché dans ses vêtements, au mépris des fouilles. Et je doute que
les plus charmants portraits de Gainsborough, je doute que le mystère de Mona
Lisa aient jamais remué au fond du cœur et de la chair des hommes autant d’inexprimable
passion que ces durs portraits de femmes n’en soulèvent sous des fronts de
forçats qui sont parfois des brutes…
    Nous composons le bulletin vert des déserteurs et insoumis, le
bulletin jaune des expulsés, le bulletin blanc des relégués. Le nombre des
crimes, des misères, des luttes sordides qui semblent ainsi s’écouler
inexorablement entre nos mains serves est pareil au nombre des étoiles…
    On gagne de 50 centimes à 2 fr. 75 par journée de travail à
l’imprimerie [16] . L’administration retient les six dixièmes de ce salaire (davantage pour les
récidivistes). Des quatre dixièmes restants, deux sont affectés à la dépense de
cantine qui permet au détenu d’améliorer son ordinaire, deux au pécule qu’il
touchera à sa sortie. Quelques francs sont tout d’abord réservés : la
masse destinée, en cas de mort, à payer le cercueil. – Le premier devoir du
réprouvé est de payer son cercueil.
    … Ce n’est pas toujours facile. Il y a quelque part l’atelier
des liens, où l’on gagne à grand-peine quelques centimes par jour. Ce travail
est réservé aux vieillards. Je vois parfois défiler l’atelier des liens : une
douzaine de vieux pantins cassés, traînant leurs sabots, malpropres, raides, courbés,
noueux, avec des visages momifiés, aux narines poilues, aux yeux mouillés, avec
des mains qui font penser à des racines desséchées. J’en connais un qui va bien
droit, le béret crasseux sur l’oreille, portant sur un long corps décharné une
petite tête cramoisie au nez en bec de chouette où pend une goutte : et
des yeux vitreux, immobiles. (« Un croquant, l’a mis l’feu aux granges du
voisin. Huit ans. ») Ils ont de soixante à soixante-dix ans, et des

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