Les hommes dans la prison
filles, tous les comptables trop malins viennent ici. Ils ont des
relations, des protections, tu penses ! Alors, mon vieux, on est des
clients de la Maison modèle…
La bouche légèrement tordue, l’œil rond, Guillaumet achève
dans un souffle :
– C’que j’te la ferais sauter, la Maison modèle ! Tout
d’même quand j’pense à la dynamite qui se perd, c’est un vrai crève-cœur.
Nous avons dans les seuls murs de l’imprimerie une
société en miniature. Plusieurs notaires, des banquiers, des agents de change, des
officiers, des ecclésiastiques, des instituteurs, des commerçants, des
cultivateurs ; – des voleurs, des souteneurs, des « mecs affranchis » ;
– des anarchistes. Un marquis authentique continue la lignée des
administrateurs coloniaux. La prison garde le souvenir de deux coloniaux fameux
« qui faisaient sauter des nègres en leur fourrant une cartouche de
dynamite dans l’anus… » – « Sais-tu c’qu’ils avaient inventé pour les
négresses ?… » Ce soir d’hiver, dans l’atelier où les ampoules
électriques recouvertes d’abat-jour verts mettent une note d’intimité, un
ancien me transmet l’effroyable légende des supplices érotiques inventés par
deux fous dans la brousse torride du Sénégal. Leur folie ravage maintenant nos
cerveaux. Les sexes des adolescentes noires suppliciées il y a quinze ans
saignent encore aujourd’hui dans des âmes de réclusionnaires.
Court sur jambes, aimable et replet, l’ex-lieutenant-colonel
Desvaux, trésorier-payeur général, ancien secrétaire d’un ministre des Finances
à poigne corrige avec Lemerre les épreuves des statistiques coloniales. L’ex-capitaine
Meslier, comptable, prend nos commandes de cantine. Il a un visage intelligent,
sans âge, ravagé par les fièvres, les luttes, les excès, l’alcool. Campagnes du
Tonkin et du Sahara. Alcools. Laissé pour mort, criblé de coups de sagaie, un
soir de combat, dans la forêt africaine. Légion d’honneur. Alcools. La noce à
Paris. Alcools. Mais où prendre l’argent pour allumer les feux du soir ? Que
reste-t-il au coureur de brousse usé qui a connu la guerre sous les tropiques, possédé
des esclaves et des boys, versé son sang dans la jungle où rôdent les panthères,
que lui reste-t-il, dites, après tant de chairs saccagées, tant de richesses
consumées, sinon les alcools, dans les bars, la nuit ? Meslier écrivait à
sa maîtresse, demi-mondaine éprise de ce héros détraqué : « Cinquante
francs, ce soir, ou je te tue. » (Sans doute déclarait-il naguère aux
chefs Bamakos : « Cinquante porteurs ce soir et dix jeunes filles ou
je mitraille. ») Dix ans de réclusion (tout autre eût porté sa tête sur la
machine du bon D r Guillotin), réduits bientôt à cinq, par une mesure
gracieuse. Libération conditionnelle à mi-peine : le héros africain ne
paya cette gorge coupée que de trente mois de prison. Mais il revint bientôt à
l’imprimerie, cette fois en qualité de faussaire. Alcools, alcools ! Il
avait de belles mains fines, tremblantes mais habiles, des yeux vairs
étonnamment clairs, un peu fous quand ils se fixaient, une voix cordiale aux
inflexions parfois caressantes, des manières de voyou cultivé. Au passage, dans
les défilés, il saluait tout bas les copains, en leur décochant des injures
effroyables accompagnées d’un regard amical. Il lui arrivait de se mettre à l’orgue,
le dimanche, à l’église et de jouer de mémoire des morceaux surprenants de Bach
ou de Haendel. Puis, il marchait vingt minutes dans notre file, la tête levée, sans
rien voir.
Nous avons un abbé, un curé, un frère ignorantin, un
sacristain : attentats aux mœurs, tous les trois. Nous avons d’honnêtes
petits-bourgeois comme ce gros sexagénaire de Durand qui comptait si bien sur
un acquittement ! Dans ses recours en grâce, envoyés tous les trois mois, il
rappelle inlassablement « une existence toute de travail et de probité » ;
qu’il payait patente depuis trente ans, était bon père et bon époux. Sa femme
lui envoie des lettres attendrissantes qu’il relit tous les dimanches matin, les
yeux humides. Il a toujours les yeux mouillés, d’ailleurs, comme certains vieux
chiens ; et la bouche entrouverte avec une vague expression d’ahurissement.
Il a tué sa maîtresse, modiste de vingt ans, parce qu’elle le trompait.
– Je lui avais acheté un petit fonds de magasin, un
petit mobilier que je payais au
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