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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Chaque
année, au printemps, Lemerre crachait le sang. Chaque année, ceux qui le
connaissaient mal attendaient sa mort. On le gorgeait de créosote. Quand les
premiers bourgeons des arbustes de la cour s’ouvraient dans la tiédeur et que
dans ces rondes martelées du bruit des sabots qu’on appelait les promenades, nous
nous remettions tout à coup à marcher d’un pas plus vif, fronts levés vers le
bleu épuré du ciel où couraient de doux flocons blancs, aux jours où tant de
détresse se mêlait en nous à tant d’espoir, Lemerre était pris de quintes de
toux et, le soir, de fièvre. L’infirmerie l’accueillait, vieux client, dans une
cellule de ce redoutable troisième étage dont on redescendait rarement. Il y
passait six semaines puis reparaissait, « retapé », ayant remporté
une victoire de plus sur le mal, son petit front dur, bas et bombé, un peu plus
lourd, un peu plus dur, son âme têtue un peu plus sûre d’elle-même.
    … Nous fûmes, un matin, stupéfaits d’apprendre qu’il était
mort dans la nuit.
    – Lemerre ? Bien sûr, Lemerre ? C’est pas
possible, répétait Guillaumet incrédule.
    À midi, une boulette de papier jetée à nos pieds nous
apporta des précisions. Ce n’était pas Lemerre qui était mort, c’était Lamarre,
le lithographe – homme d’affaires fantaisiste qui avait trouvé moyen d’assurer et
de vendre des cargaisons inexistantes, – bien portant en général, emporté en
quelques jours par une dysenterie. Guillaumet dit :
    – Lamarre, je comprends ça. Lemerre pouvait pas mourir
comme ça.
    Quelqu’un dit :.
    – Pauv’type ! Y s’portait pourtant pas plus mal qu’un
autre ! Ah, c’est pas drôle ! Mais pour Lemerre c’était pas possible.
    Quand je quittai Lemerre, dans sa quinzième année de
réclusion, il disait se sentir « beaucoup mieux ».

18. Des hommes.
    Guillaumet aime son coin, notre rang de casses dont la tenue
doit être irréprochable, les bons copains qu’il sait repérer à distance, cet
atelier « le meilleur de la boîte », cette prison même « la
meilleure de France ». La haine et l’habitude rivent bizarrement l’homme à
sa chaîne. Moi-même, des mois après que la geôle m’eût lâché, sur une plage
azurée de la Méditerranée, je me suis tout à coup senti hanté par le souvenir
du long cheminement dans la Meule à broyer les hommes. J’ai laissé tomber mon
front dans mes mains, j’ai fermé les yeux, j’ai revu l’atelier, les cours où
tournaient sans fin nos chapelets de misérables, des visages, tant de visages, j’ai
tout revu le cœur serré par un sentiment d’éternité, de pitié, de regret. Et n’est-ce
pas cette variété de l’attirance et de l’angoisse qui me fait écrire ce livre ?
Les vieilles chaînes qui nous ont torturés sont si profondément entrées dans
nos chairs que leur marque fait partie de notre être et que nous les aimons car
elles sont en nous.
    … Guillaumet légitime son contentement d’être ici.
    – Les autres Centrales, vois-tu, renferment surtout de
courtes peines, deux ans, trois ans. Elles sont pleines de propres à rien, pickpockets
maladroits, cambrioleurs sans audace, meurtriers banals, escrocs – tu sais
les types idiots qui s’font servir un dîner dans un restaurant, puis tentent de
filer à l’anglaise : grivèlerie, qu’on dit. Non, mais ! veux-tu
croire qu’y en a chaque année des centaines qui se font pincer ?
    (Cette seule idée gonfle ses joues d’un rire énorme.) On
peut tout se permettre avec cette foule de réprouvés sans force ni audace :
à peine s’il y en a dix sur cent de vrais pègres, des « affranchis »
de grandes villes qui tiennent : encore les mouchards – les « tantes »
– sont-ils deux fois plus nombreux. L’administration a institué le système des
prévôts, détenus choisis pour leur bonne conduite – mouchards complaisants en
réalité – chargés de surveiller les autres. Les prévôts sont voleurs, maîtres-chanteurs,
délateurs, pédérastes ; on achète leur faveur ou leur silence ; on
subit leur haine. Ce sont eux qui assomment ceux qu’on descend au cachot ;
il y a des assommeurs professionnels parmi eux. Leur conduite « exemplaire »
les fait souvent bénéficier de la libération conditionnelle après la mi-peine.
– On concentre ici, à l’imprimerie la fine fleur des cours d’assises.
    – Tous les notaires véreux, tous les curés tripoteurs
de petites

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