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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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serait malheureux pour l’amicale.
Et ça c’est un fromage qu’on t’envoie.
    Il m’a rappelé beaucoup plus tard, cette conversation :
« T’étais si maigre, vois-tu, t’avais un air si crevé qu’y en a qui
disaient que tu ferais pas les six mois réglementaires d’ceux qui font boire le
quart de vin au fossoyeur… »
    À chaque enterrement, le fossoyeur, un veinard du service
général, fait la petite balade du cimetière et reçoit un quart de vin.
    « Moi, j’ai parié pour toi. J’ai gagné. On les aura ! »
    J’ai appris à sonder ainsi moi-même les visages et les reins
des arrivants. Je sais s’ils vivront. Je sais s’ils feront boire au
veinard de fossoyeur le coup de vin supplémentaire. Je ne me trompe jamais :
leur mort se révèle à moi longtemps avant qu’ils ne la pressentent eux-mêmes. Je
ne puis pas analyser cette intuition. Elle me vient de leur regard, de la façon
dont leurs mains se posent sur le marbre où l’on serre les formes avant de les
porter aux machines, de l’allure de leur nuque, du contour de leurs épaules, de
leur démarche. Je lis la mort en eux avec une mauvaise lucidité que je voudrais
nier, que je voudrais démentir à coups de volonté, mais qui est là, plus forte.
Ainsi Guérin. C’était un homme assez cultivé, poli, un petit propriétaire rural
condamné pour incendie volontaire. Six ans. Il s’affirmait innocent mais son
regard concentré, le pli fermé de sa bouche avouaient. De bonne complexion, il
n’était que triste. Il fallait une certaine attention pour apercevoir en lui la
désolation, la résignation, l’accablement à l’idée du temps. Le ressort était
cassé. Il est mort en six mois, simplement comme il devait mourir.
    J’ai senti la mort lutter chez d’autres comme un oiseau noir
qui battait des ailes et ne parvenait pas à s’envoler. Ainsi d’un adolescent
dont les beaux yeux allongés et les lèvres d’un pourpre intense allumèrent des
passions : nous nous rencontrions parfois au coupoir où les compositeurs
taillaient les filets et les interlignes ; il eut au début les mains
allongées et les poignets qui ne résistent pas, d’un qui s’en ira. Et cette
oreille blanche aussi, et ce cou de jeune fille où le bleu d’une veine se
ramifiait… Les ailes noires ! Mais une fois nos yeux se rencontrèrent, nous
échangeâmes, sans remuer les lèvres, quelques mots insignifiants ; je
sentis qu’une dureté naissait en lui, je vis sa main, devenue nerveuse, une de
ces mains qui s’agrippent aux choses.
    – Qué qu’t’as ? me demanda Guillaumet quand je
revins à ma place. Tu prends la vie en rose aujourd’hui ?
    Je souriais à la pensée qu’il y aurait cette année un mort
de moins.
    Ce n’était point les jeux d’une imagination détraquée, mais
les résultats d’une observation aiguë, trop complexe pour être analysée, ainsi
que d’une expérience intérieure maintes fois vérifiée. J’ai quelquefois eu peur
de mourir entre ces murs, en pensant aux saisons si lentes à fuir, aux
contagions mystérieuses qui passaient parmi nous, aux statistiques inexorables
qui accusaient d’année en année le même pourcentage de décès : on pouvait
faire aisément le calcul de ses chances, mais c’était, au fond, un calcul
presque entièrement faux. J’avais quelquefois peur, mais je savais très bien
que je vivrais. Et j’ai connu des cas étonnants de résistance consciente à la
maladie.
    Le premier correcteur Lemerre était un petit homme basané, tous
les mouvements, tous les plis des vêtements cassés en angles droits. Un petit
front dur, bas et bombé. Un visage en trois traits droits : trait noir des
sourcils, mince trait noir de la bouche, trait perpendiculaire du nez. Soigneux,
raide, distant, je le jugeai ferme, très sûr de lui même et traître. Aide-pharmacien
à vingt ans, Lemerre avait empoisonné son patron dans l’espoir d’épouser la
veuve. Crime mûrement calculé qui devait ouvrir une destinée bourgeoise. Des
commutations successives lui avaient évité la guillotine et valu vingt ans de
travaux forcés qu’il purgeait en réclusion. Je le rencontrai dans sa dixième année.
Il tournait depuis dix ans dans cette meule du même pas raide et sûr, sans
douter de ses forces. Le poids de ces vingt ans ne le brisait pas. Courbé
depuis huit ans sur les mêmes épreuves, dans un bureau exigu envahi par la
poussière de plomb, la tuberculose rongeait tenacement ses poumons.

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