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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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de fin. Le temps n’a pas de fin. Le crime n’a pas de fin. La misère n’a
pas de fin. Le règne de la brute n’a pas de fin.
    Deux mille quatre cents fois au moins j’ai fait mon chemin
dans cette ronde éternelle qui s’interrompt et reprend sans arrêt depuis
peut-être un demi-siècle. La vie et la mort renouvellent lentement les grains
de cet inusable chapelet humain. Cette ronde infernale est une des choses au
monde sur lesquelles le temps a le moins de prise. Peut-être faudra-t-il pour
qu’elle cesse son piétinement absurde tout un renouvellement du destin de l’Occident…
    Gilles, jouissant de quelque liberté d’allures dans la
geôle, m’attendait parfois sur le trajet de la ronde, pour me souffler les
nouvelles. Il m’apparut brusquement un matin, au tournant de l’une des branches
de la croix mouvante dessinée par nos pas, de très haute taille, masque gris, broyant
de l’amertume entre les dents serrées. Sa main monta, lentement, vers son cou
et s’y appuya une seconde, du tranchant. Le martellement des sabots éclata tout
à coup dans mes oreilles. Au tour suivant, Gilles avait une main à moitié
cachée dans sa vareuse : trois doigts, nettement écartés, dépassaient. Trois.
Trois têtes tombées [21] .
Je fis oui des paupières – ce qu’ont fait les têtes dans de sinistres
expériences. Au troisième tour, Gilles put dire un mot :
    – Courageusement.
    Un an plus tard, à la même heure, la ronde continuait. Gilles
reparut au même endroit, avec le même masque de cendre.
    – Jaurès [22] …
    La ronde m’entraîna. Ces fenêtres grillées. Un caprice du
soleil couronnait d’or léger les peupliers. L’Araignée se traînait, appuyé sur
ses deux cannes, vers l’urinoir. Cent vingt secondes. La trajectoire du
chapelet humain me ramenait vers l’homme aux lèvres encore scellées sur leur
terrible secret,
    – … assassiné, reprit Gilles.

22. La nuit.
    Et le soir vient, car les heures les plus longues, les plus
lourdes finissent par choir à l’éternité. Impression d’une chute molle, informe,
dans des profondeurs grises fondues avec le néant. La souffrance même n’a plus de
tonalité ; elle est monotone comme l’envahissement des os par une carie. Les
cris parfois dégainés par le désespoir ou la folie se perdent dans ces
grisailles ouatées. Notre ronde tourne dans le vide. Nous tombons depuis des
années dans le vide, en tournant sur nous-mêmes. Vertige. Voici le soir, enfin,
j’ai la nausée.
    Les chapelets humains se traînent en cadence à travers les
cours. Si c’est l’été, le jour est encore vaste, apaisé, au-dessus de nos têtes ;
si c’est l’hiver, les étoiles – ou les ténèbres – nous ignorent. Deux longs chapelets
parallèles se rejoignent aux portes du dortoir cellulaire, gravissent les
escaliers de fer et se figent peu à peu aux portes des cellules. Un gardien
parcourt les galeries à grandes enjambées, comptant ces fantoches immobiles qui
saluent militairement.
    Les verrous de la porte vitrée ont crié. Me voici seul, dans
une soudaine immobilité. Est-elle plus qu’apparence ? La ronde continue. Chute
des heures et de nos vies, en spirale tournoyante, aux abîmes gris, nausée. Je
suis seul dans un sépulcre numéroté. 3 e étage, 171. Deux mètres
cinquante de profondeur sur un mètre soixante-quinze de large. Une étroite
fenêtre grillée à peine plus large qu’une meurtrière : mais j’y vois le
ciel. Blancheur de chaux. La couche est monacale. Mince matelas sur du fer, gros
draps, couverture de laine grise, cette literie pliée tous les matins
réglementairement. Défense d’être debout après le coup de cloche. Sept minutes
environ à marcher dans ce sépulcre étroit. Le ciel se décolore lentement ce
soir. Mes peupliers chantonnent. Voici qu’une transparence infinie se révèle
dans l’azur pâle, nuancé d’émeraude. S’il n’y avait après tant d’affreuses
journées que cet instant de contemplation devant ce rectangle d’infini, sur les
confins du jour et de la nuit, la vie ne vaudrait-elle pas déjà d’être vécue ?
Je voudrais me répondre : non. Sois dur ! Tu te leurres. Cette
seconde de vaine exaltation ne compense rien… Mais tout mon être crie le
contraire. Je sens que le lépreux veut vivre, la face rongée, les mains
pourries. Je sens que Lamblin, chauve à trente ans, avec ses pauvres yeux
rouges de lapin albinos, Lamblin, condamné à perpétuité et qui tourne dans

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