Les hommes dans la prison
pas. Elle est ce que je la fais. L’instant que je
remplis de lumière est sans prix, comme un rayon d’étoile projeté, pour l’éternité,
dans l’espace qu’il révèle. Les heures, les jours vides, que j’abandonne aux
choses mortes n’ont pas plus d’existence que les ténèbres… Mon rêve même est la
plus sûre réalité.
Allongé sur ma couche, comme un mort dans son linceul, – il
me plaît même de croiser les mains sur la poitrine, comme on fait aux morts, les
yeux ouverts sur les pâleurs du plafond, je découvre à mon tour, j’invente, sous
le poids étouffant des pierres grises de la geôle, les doctrines qui furent
durant des millénaires le refuge et la grandeur des peuples d’esclaves.
Nuit plus profonde, la pensée défaille. Observe en toi les
vacillements de la veilleuse intérieure. Voici, au bord du sommeil, l’instant
du poison. L’obsession coutumière s’infiltre dans les veines. Tu la sens dans
tous les membres. Le souvenir devient la torture familière. Est-ce la ville, allumée
à cette heure à tous ses carrefours, la maison baignée du cercle d’or de la
lampe, la terre aux senteurs fortes après la pluie, l’enfant au sourire désarmé,
menacé par tout l’inconnu, la femme invinciblement désirée ? Ceux qui ont
un amour chevillé aux entrailles le paient cher, tordus sur leur paillasse
comme sur un gril, ravagés par des jalousies hallucinantes, dévastés par la
peur de la mort (car la vie des êtres chers devient ici la plus fragile
merveille). Détresse. Lucidité. Folie. La chair de six cents mâles hurle dans
ce silence.
… Une lueur brusque me frappe en plein visage. Le gardien
passe, à pas de voleur, une lanterne sourde à la main. Puis un cri démesuré
déchire la nuit. Le silence, vase trouble, l’engloutit.
– Jésus ! Jésus ! Jésus !
Une voix forte clame maintenant cet appel ; un front
brûlant bat rythmiquement la muraille. Des pas précipités dégringolent les
escalier, de fer. Une porte s’ouvre. Murmures.
– Jésus ! reprend la voix désespérée, Jésus !
D’autres voix, basses celles-là, soufflent sur cette voix
pour l’éteindre.
Trois gardiens et des ombres géantes entourent dans sa
cellule le séminariste Dillot, en chemise, dont les mains jointes tremblent et
le front brûle.
– L’est dingo, dit Chou-Fleur.
– Tu lui balances la couverture sur la tête ? souffle
le Cuirassier. Vas-y !
Les ombres s’amplifient autour de l’homme en chemise qui les
aperçoit enfin, au travers de sa fièvre, et tombe, roule, dégrisé par l’effroi,
dans la couverture noire jetée sur lui ainsi qu’un sac. Il s’y débat cinq
secondes avec une frénésie de noyé. Son bras trouve une échancrure, sa voix y
passe, stridente maintenant, n’appelant plus le Fils de l’Homme mais les hommes :
– Au secours ! Assassins ! Au secours !
– Veux-tu te faire ! gronde le Cuirassier.
Une main énorme écrase la bouche du dément sous un tampon
étouffant. Le silence, pareil à une eau trouble, engloutit ce fou qu’on lui
jette bâillonné, dans un sac.
… J’ai dormi comme une bête fourbue. Un autre jour se lève. Me
voici prêt. J’userai la Meule.
23. Les gardiens.
Trois sortes d’hommes vivent dans la prison, plus distants
les uns des autres que si des océans les séparaient. Les soldats, détachés de
la garnison, assurent le service de garde extérieur. Ce sont ceux qui veillent
dans les tourelles du mur d’enceinte. Les gardiens vivent avec nous. Ils ont
souvent un foyer, ils vont au café, ils portent un uniforme à parements jaunes,
peu différent de celui des douaniers et des sergents de ville. Mais ils passent
les deux tiers de leur vie dans ces murs. La condamnation sans appel qui courbe
les pauvres pèse plus lourdement sur eux que sur la plupart d’entre nous. Les
reclus font leur peine, puis ils sortent de cette enceinte. Les gardiens n’en
sortent qu’à la soixantaine, à l’âge de la retraite, pour aller finir leur
existence dans de mornes débits de vins de banlieue provinciale. On trouve dans
les rues écartées des petites villes de ces cafés déserts encore éclairés au
pétrole où le mobilier indigent semble imprégné de rancœurs sordides et de
peines rances. C’est là que Chou-Fleur, au front bovin, Menton-de-Galoche au
teint cuivré, le Cuirassier à poigne d’étrangleur, et Latruffe, blême et bouffi,
tournant dans ses mains grassouillettes les clefs de ses
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