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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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la
ronde depuis quinze ans, sans le moindre espoir, veut vivre même ainsi. Je
sens que l’idiot Fla-Fla qu’un rire inextinguible secoue toutes les cinq
minutes (« elle est là, là, là », dit-il, avec un geste obscène, quand
on l’interroge sur sa rigolade), si tout à coup il comprenait que c’est la mort,
que tout va finir, hurlerait de terreur, parce qu’il veut vivre, vivre, lui
aussi. Je sens qu’ils ont raison. Ils me justifient du fond de leur misère, autant
que la divine transparence du ciel de juin. Je ne suis point lâche. Il faut
vivre. Sois dur ! Raidis-toi sous la charge. – Chaque jour, dans l’instant
où j’attends sur le seuil de ma cellule la fin de l’appel du soir, la même
pensée m’incline légèrement en avant vers le garde-fou de la troisième galerie
aérienne. Un bond, quelques prestes mouvements, – une seconde, – une chute d’un
dixième peut-être de seconde : douze mètres environ, un choc, une grande
douleur rouge, – éclatement du crâne sur le dallage, – peut-être une sourde
douleur noire, – brisement des os, – la ronde serait finie, le temps serait
vaincu. Tentation un peu pareille au vertige.
    On peut lire quelques instants dans la cellule. On y peut
contempler le portrait secret, copié au crayon par Füller, apporté dans un pli
de la chemise, par crainte de la fouille du soir. On peut, entre deux rondes de
gardiens, l’oreille aux aguets, surveillant leurs pas feutrés, griller une
cigarette, avec lenteur, pour la mieux savourer et pour que l’odeur s’en
évapore plus complètement. On peut déplier, étendu sur sa couche, le lambeau du Petit Parisien ramassé dans le cabinet des gardiens par un homme du
service général : « Paix entre la Turquie et la Serbie. » Il y
avait donc encore une guerre dans les Balkans ? – On peut déplier et
relire le brifeton, message crayonné par le copain ou l’ami, confidences,
secrets…
    La nuit vient. Une lanterne éclairant en bas le mur de ronde
projette une faible lueur, rayée par l’ombre des barreaux, au plafond de ma
cellule. Plus proche, une ampoule électrique suspendue quelque part dans les
galeries fait au plafond, en surimpression, une tache oblique, plus bizarre et
plus nette. Fraîcheur de la solitude, bain de fraîcheur ; je suis
doucement lavé des poussières, des cendres, des boues de la journée. Que la
nuit est vaste ! La pureté de l’espace entre à pleins flots par la lucarne
et m’inonde le front. Sifflements lointains, lointains, des trains. Rails
luisants, fanaux, les gares, petite place de province paisible le soir, éclairage
d’un café, enlacement d’un couple au seuil d’une vieille maison. L’homme et la
femme… Montée d’un cri proche, dans la nuit : « Sentinelle, veillez-vous ? »
Opacité soudaine d’une lourde goutte de silence. Écho, plus reculé :
« Sentinelle, veillez-vous ? » Goutte de silence, écho.
    Je pense à la force. J’étends mes mains libres dans la nuit
aérienne. Ne suis-je pas immensément libre ? Tout m’est ravi. Je suis rivé
à la Meule. Je ne puis plus qu’achever ma course, si je veux, d’un bond
par-dessus le garde-fou. Je le peux si je veux ; je tiens bien ma force en
main. Nul n’y peut rien. – Le monde que je porte en moi a pour symbole une
sphère de cristal : plénitude, absolu. Je suis libre parce qu’on ne peut
plus rien sur moi. Rivé par un cercle de fer à la muraille, je saurais sans plainte,
fermer les yeux. Que la nécessité s’accomplisse ; je ne suis qu’assentiment.
J’ai fait du monde deux parts : les chaînes, les choses et ma chair même
qui est une chose – sont en votre pouvoir. La sphère de cristal, ma
volonté, ma lucidité, ma liberté sont à moi irrévocablement.
    Je pense au mystère de la durée. Il est des minutes et des
heures sans fond : éternité de l’instant. Il est des heures désertes :
vacuité du temps. Il est des jours interminables ; les semaines écoulées
ne laissent nul souvenir après elles, comme si elles n’avaient pas été. Je ne
distingue pas les années derrière moi. La durée est en nous. Nos gestes la
remplissent. C’est un fleuve : rives droites, cours régulier, flots
incolores. Le néant est sa source et son embouchure. Nous qui bâtissons des
cités sur ses rives, nous lui opposons des digues, nous teintons ses flots, de
nos fanaux tendus au bout du poing, de notre sang parfois. La durée n’existerait
pas si je ne le concevais

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