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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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armoires, comme il
tourne maintenant celles du quartier cellulaire, viendront finir leurs jours en
jouant à la manille. À voir ces quatre vieux tenant leurs cartes poisseuses, le
passant de hasard se sentira inexprimablement transi, comme par l’interposition
soudaine, entre lui et la vie, d’une ombre prête à le happer ; car les
mains des vieux gaffs continueront sur le tapis vert une ronde absurde
menée par la dame de pique.
    Les gardiens débutent à huit cents francs par an, au sortir
de la caserne. De vingt-cinq à soixante ans ils passent pendant trente-cinq années
une douzaine d’heures par jour dans la geôle, astreints à une discipline sévère,
tenus de ne point fumer, de ne point parler aux détenus, de ne point se parler
entre eux sans nécessité, de ne point demeurer assis, de ne point lire en temps
de service, surveillés eux-mêmes par les brigadiers, se dénonçant d’ailleurs
les uns les autres pour de menues infractions au règlement. – L’homme en
uniforme veille sur son troupeau de condamnés. Le même silence pèse sur lui ;
mais nous sommes une foule, nos regards se comprennent et le gardien est seul, entouré
de regards fuyants ou faux, surveillé par tout l’atelier. Ses heures sont-elles
moins pesantes que les nôtres ? Nous subissons les années, il subit la
journée ; mais le soir il va, sous les peupliers, vers sa soupe, son vin, son
journal, sa femme. Plusieurs ont des trognes d’alcooliques. D’autres, jaunes, ont
rapporté des colonies des maladies du foie et du bas ventre. Quelques-uns sont
ventrus ; ce sont des paysans nourris, dans le désœuvrement, de pommes de
terre et de piquette ; sans doute trouvent-ils l’existence douce puisque
leurs mains destinées aux rudes travaux de la terre ne font rien.
    Les gardiens ne sont ni pire ni meilleurs que ceux qu’ils
gardent. Nous les connaissons tous. Nous savons que le regard triste de
Tartarin est sincère ; c’est un brave vieux qui ne tourmente personne. Nous
savons que l’élégant Marseillais a la syphilis et qu’il a failli mal tourner, ayant
eu une histoire ; c’est pourquoi il est resté « chic type ». Nous
savons que Réséda, dit aussi Pot-de-Fleur, grand diable cocasse au nez rouge, a
bon cœur et boit parce que sa femme le fait cocu. Mais un qui l’avait appelé « cornard »
s’est fait « ramasser » par Richardeau : « Fais pas l’mufle !
hein ? Tu vois pas qu’il est malheureux c’t’homme ? Et t’es plus cocu
qu’lui, j’parie ! » Nous savons que Pattes-de-Canard, médaillé du
Sénégal, un brin loufoque, familier mais parfois rosse, a peine à joindre les
deux bouts à cause de sa nombreuse famille. Nous aimons P’ti-Vieux tout blanc, tout
menu, « avec sa bobine de vieux gosse qu’a pas d’chance » parce qu’il
nous a dit une fois :
    – Vous plaignez pas, allez. Vous en sortirez. Moi, j’ai
passé toute ma vie à la boîte : trente-quatre ans. Encore douze mois et la
retraite. Ah ! j’la cracherai bien, ma vie, vous savez. À quoi je
ressemble maintenant, dites ?
    À pas grand chose, c’est vrai. P’ti-Vieux se moque du
service et nous laisse parler ; on fait attention de ne pas le faire
attraper. « C’est pas la peine de l’faire engueuler sur la fin de ses
jours. »
    Les mauvais gaffs – du verbe d’argot gaffer, voir,
tombé en désuétude – sont peut-être plus nombreux que les bons. Zélés, ils se
passionnent au jeu. Ce sont eux qui, à l’atelier, retournent à l’improviste sur
leurs pas, déroutant la surveillance des enfermés, afin de surprendre le
colloque chuchoté derrière les casses. Ils aperçoivent dans le livre déplié le
fin rebord blanc d’un billet au crayon ; ils flairent dans les vêtements
de l’homme fouillé la plus vague trace de tabac. Tous les matins, ils adressent
au directeur une liasse de rapports. Les autres gardiens, sous peine d’être
notés comme incapables et négligents, doivent signaler à leur tour un certain
nombre d’infractions à la discipline. Ils choisissent parmi les têtes qui ne
leur reviennent pas quelques hommes à punir.
    On parlait des mauvais un matin, dans la cour de l’infirmerie,
quelques tuberculeux, un aveugle, un typhique convalescent, tassés dans un
triangle de soleil. Presque toutes les voix s’élevèrent pour nommer et juger :
    – Y a Madagascar qui vole les lettres des détenus pour
arracher les timbres…
    – Dupart a cassé l’bras à un condamné

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