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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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chanoine, je crois qu’il revient à lui. Tenez,
ses yeux bougent.
    Oui, ses yeux bougent et il revient à la vie, de bien loin, des
limbes où déjà son esprit se perdait doucement. On ne peut donc pas le laisser finir
en paix ? La soutane noire l’offusque et, du plus loin de sa jeunesse, une
rage s’éveille en lui. Enfant, au temps de l’anticléricalisme, il a poursuivi
les curés de sa malice pimentée d’un peu de haine. « Coâ-coâ, les corbeaux ! »
Car ils sont noirs et gros et ne font rien que se repaître de la misère des
pauvres gens à qui, l’heure venue des suprêmes épreuves, ils viennent promettre
le paradis… Va-t-il, celui-là, prendre le pé Vincent pour un imbécile ?
    Le pé Vincent regarde. Puis, sa grosse main noueuse, déjà
veule d’être presque morte se lève. On voit qu’il voudrait parler, qu’il fait
un grand effort. La main s’est levée, se ferme, la face se convulse et c’est
avec une grimace haineuse qu’il se soulève, pour crier :
    – Sacré de sacré, nom de…
    Rien de plus. Le pé Vincent défaille. Mais une telle fureur
a vibré dans les gargouillements de sa gorge, a lui dans ses prunelles
vacillantes, que M. le chanoine comprend. Il se détourne dignement et dit :
    – Il délire. Je ne puis plus rien, mon pauvre ami.
    Comme il le dit d’un air attristé ! On croirait que ça
lui fait vraiment quelque chose de voir mourir le père Vincent qu’il ne connaît
pas et qui est peut-être son cinq centième mort. Sa main élégante trace dans l’air,
au-dessus du mourant, un vague signe de croix. L’infirmier Thiébaut prend aussi
un air chagrin et tous deux se regardent, graves comme des augures, sans rire.
    « Et mon ragoût qui va brûler ! » pense
Thiébaut, grattant son nez rouge.

30. Survivre.
    Le père Vincent a passé quelques heures plus tard.
    Madré racontait une histoire cochonnée à Petit-Georges. Zetti
mangeait une soupe en faisant de la langue et des mâchoires un agaçant petit
bruit. L’infirmier, au fond de la salle, écrivait sur un petit pupitre noir. Le
ciel était roux. Tout doucement, sans crise, le râle baissa, baissa, se tut. Van
Hoever seul, en son âme de vieillard racorni que l’intuition de la mort faisait
trembler sans cesse, comprit de suite. Mais d’abord il n’osa rien dire, écarquillant
les yeux, plein d’une mortelle terreur.
    Au crépuscule, avant qu’on n’allumât, van Hoever se
sentit tout à coup seul dans la salle morne, seul avec les assoupis, le
perpétuel dormeur – le 4627 – et le mort. Les regards du vieux paysan
fouillèrent les recoins de la salle. Lentement, précautionneusement, étouffant
sa faible respiration, il se mut. Ses vieux bras desséchés, tout jaunes, couverts
d’une couche de crasse, écartèrent les draps imprégnés d’une odeur fade. Il
sortit du lit, pieds nus, se recroquevillant encore sous la sensation de
fraîcheur de l’air et du plancher. D’abord il fit quelques pas, très embarrassé
dans son caleçon et sa chemise, chancelant d’avoir perdu l’habitude de la
station droite. Et, de lit en lit, s’appuyant aux dossiers de fer, mais d’un
contact si prudent que rien ne le trahissait, van Hoever se glissa vers le lit
du mort. Le mort, certes, n’avait pas pu boire son lait depuis hier soir. Le
cruchon devait être encore là. « Le lait, le lait ! pensait van Hoever
– ou bien c’est l’autre qui le boira, le sale bossu… » Il grimaçait de
haine, de peur et de convoitise. Ah, le lait ! Il le tenait enfin, il n’y
avait plus qu’à vider le cruchon. Un grand rire muet le défigura.
    Et l’impiété de ce rire auprès du mort le fit frémir. Il ne
vit dans l’ombre que la pâleur du large visage inerte et la bouche toute noire
d’où montait une odeur de terre mouillée. Van Hoever, tout vieux, tout racorni
lui-même, si près de s’en aller pareillement, regarda, empoigné par l’attirance
du cadavre glacé. L’effroi s’infiltra dans sa chair usée, qui serait
pareillement verdâtre et froide comme les choses. Il resta là, terrifié, le menton
tremblant, le cruchon de lait à la main. Quelqu’un surgit :
    – Voleur ! Voleur ! vieille carne ! Ah, je
te prends tout de même, vieux salaud, à voler les morts, le lait des morts, vieille
carne !…
    Madré semblait agité tout entier par un tremblement de rage.
Les deux vieillards se regardèrent, crispés par la même rancune ; ils ne
virent pas comme ils se ressemblaient,

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