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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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gris, et puis sa grande sœur, une
petite bien gentille, et toute une séquelle de petits frères et de petites
sœurs demeurés à Braila… Je crois encore qu’il les attendait pour mourir. Il
était revenu du cachot tout blanc, les lèvres grises, n’y voyant plus. Et le
jour même un crachement de sang d’une heure. Le mardi le docteur, l’ayant
examiné, me dit : « C’est la fin, deux ou trois jours. Faites-lui des
piqûres de morphine, Offrez-lui du chocolat. » Tu sais, ici, quand on voit
venir le chocolat, c’est bien la fin. Il avait un peu de délire, il disait :
« Dimanche, Dimanche, » sans doute à cause des photos… Il est mort le
samedi soir… Tout à coup ses yeux se sont ouverts, ouverts, oh ! comme s’il
voyait quelque chose de terrible et il a voulu me dire quelque chose mais rien
n’est venu…
    J’écoute sans avidité, plongé dans un vague bien-être.
    – Celui-là, continue Thiébaut, c’est bien le Scorpion
qui l’a tué… Figure-toi qu’une fois, comme Dupuis s’approchait d’un vieux
paralytique à la salle 2, pour lui refuser je ne sais quoi, l’autre s’était mis
crier après lui : Scorpion ! Scorpion ! Scorpion ! – Fallait
le voir se sauver avec son petit chapeau à la main, son pardessus flottant, sa
tête blême de rage. Pensez-vous ! On ne pouvait tout de même mettre le
paralytique au cachot… Et il ne voulait pas se taire, il gueulait d’une voix
terrible : Scorpion, Scorpion ! On l’a laissé trois jours sans manger.
    – Et il est mort ? interrogea quelqu’un.
    – Il est mort… Mais c’est une autre histoire. Nous
avions ici un banquier italien, une fripouille, un type inouï ! Il avait
volé quatre ou cinq millions dans les chemins de fer tunisiens… On l’a gracié, naturellement,
il soigne maintenant son foie à Cannes ou à Menton… Eh bien, c’était un malin, un
méchant, tout vieux, tout chauve, une tête branlante de vieux singe. Il se
faisait porter du tabac par un gardien et il en voulait au paralytique qui l’avait
dénoncé une fois… Alors, il l’a empoisonné, tout doucement, un peu chaque jour.
C’était un homme instruit…
    La salle était remplie d’une pénombre douce. Cette voix
épaisse y résonnait seule, mais suffisait à l’emplir de souvenirs noirs, de
boues, de l’air irrespirable qu’exhalent les tombes. La veilleuse faisait au
plafond une pauvre tache jaune. Des regards erraient autour de cette tache.

29. Mourir.
    Une pancarte derrière le lit indique : 5529, Vincent
Auguste, corroyeur, 66 ans, et plus bas, d’une vilaine écriture : broncho-pneumonie. 40° de fièvre, ce matin. Trois petits points noirs
reliés d’un trait. Cela veut dire, pauvre vieux, que tu t’en vas. Petit Georges
est venu mettre une couverture sur tes pieds malgré la tiédeur de la salle. Tu
n’as pas pu dire merci, les vagues paroles se sont évanouies dans un rauque
gémissement. Le gamin s’est effrayé du teint verdâtre de ton visage.
    – Sacré de sacré ! J’avais pourtant l’coffre bon… À
soixante-six, j’suis encore un mâle comme à vingt ans.
    Hier soir, il divaguait ainsi, assis dans son lit, malgré la
fatigue de sa poitrine crevée. L’œil allumé par la fièvre, il profitait de l’absence
de l’infirmier pour donner joyeusement de la voix comme au bon temps. Depuis
trois ans bientôt il n’avait pas eu ce rare bonheur de parler à pleine voix. Il
s’y abandonnait à cœur joie sans se douter qu’il en mourrait dans quelques
heures. Le rire de crécelle de Petit Georges l’encourageait. Il racontait :
    – J’me suis battu à Beaugency, sur la Loire, avec Chanzy…
dans la neige sans bouffer, avec des souliers troués, des chassepots gelés qui
brûlaient dans la main… J’en suis revenu. On était des gars, quoi !
    Il respirait encore une force ardente. La sueur fumait
autour de son front. On lui fit raconter son histoire de vieil ouvrier usé qui
ne faisait plus l’affaire à l’usine.
    – Le contremaître m’en voulait, tu comprends. Y n’voulait
pas de vieux dans son atelier. On m’appelle au bureau, on m’dit poliment :
« Voilà cent francs, mon ami, tâchez de trouver un petit emploi selon vos
forces. » Un commis me poussait tout doucement dehors : « Vous
réfléchirez, M. Vincent. Vous trouverez bien quelque chose, n’est-ce pas ?
Nos travaux ne sont pas faits pour des hommes de votre âge, vous comprenez bien.
Vous êtes si raisonnable. » Je ne

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