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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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presque identiquement hideux et
décharnés, enveloppés d’une ombre identique. Des injures montaient à leurs
lèvres balbutiantes, réprimées par l’un que la peur dominait, criées par l’autre
pour ameuter la salle.
    – Tiens ! j’voudrais qu’t’en crève, de c’lait-là !
    La salle sortait de la torpeur pour suivre le vieux Flamand
dans sa peureuse retraite. Il reculait, de lit en lit, sans répondre, l’œil
mauvais. Il rentrait dans son lit, se pelotonnait sous ses couvertures, transi,
osant à peine bégayer : « Crapule, crapule » et son injure
favorite de paysan : « Vagabond. »
    Madré courut se planter devant lui, le bras tendu vers le
mort :
    – Attends un peu, vieux brigand ! tu l’as vu
passer celui-là. Il valait mieux que toi. Mais tu vas y passer, toi aussi, c’est
moi qui te le dis. Ici même, dans tes draps puants, derrière le paravent, oui, oui,
et ça ne tardera pas ! Tu seras pareil, mais plus moche avec ta bouche en
cul de vieille poule…
    Van Hoever, superstitieux, trembla sous cette malédiction. Un
drôle de froid pénétrait ses os. Le souvenir des jeteurs de sorts qui font
mourir les bêtes sans qu’on sache comment, allument invisiblement les meules de
foin, appellent le malheur sur la ferme où le maître a péché, accrut son
angoisse. Madré continuait ; sa débordante colère contre les hommes et les
choses rentrée depuis tant de jours, s’échappait maintenant dans ce flot de
paroles furieuses :
    – Crève, crève, voleur !
    Cette salle, habituellement peuplée de voleurs et de
meurtriers, tout entière, semblait flétrir le vieux coquin. Madré lui-même, emporté
par sa double nature d’ex « honnête » petit propriétaire, oubliait
sans doute ses péchés contre le bien d’autrui.
    – Crève ! Ce jour-là quel « ouf » de
soulagement ! À trois pieds sous terre, la vieille charogne… Elle ne nous
empoisonnera plus…
    Les sinistres paroles rampaient entre les lits où des
malades blêmes écoutaient avec des sourires abjects. Le froid de la mort
soufflait sur eux tous. Van Hoever, dans l’ombre grandissante, leva sa main
droite racornie et se signa lentement. Il bégayait à présent : « Sainte
Marie, mère de Dieu… » sans retrouver dans sa cervelle affolée la suite de
l’oraison. Son visage était un vieil ivoire encrassé.
    Madré emporta le lait. Et ce fut lui qui le but.
    Le père Vincent avait recouvré une si simple sérénité que
plus rien ne restait, sur son visage crevassé, de la fatigue de ses soixante
ans. La bouche détendue, entrouverte sur les dents jaunâtres, semblait s’abandonner
à un rire sans force ; les yeux presque clos – bien que personne n’eût
pris la peine d’en abaisser les paupières – semblaient dédaigner de voir. Sa
lividité même devenait une tonalité neutre, de souveraine indifférence.
    On vint prendre la dépouille du père Vincent, le soir, après
la soupe. Le corps brusquement découvert se montra d’une pâleur grise, velu, étrangement
affaissé sur la paillasse, comme s’il fût devenu très lourd. Les pieds se
dressaient, larges, les doigts écartés et raidis sans doute en une convulsion
suprême. Le sexe, gros ver de chair flasque, allongé dans sa broussaille noire,
faisait pitié… Le ventre était trop gros, la poitrine élargie par une sorte de bouffissure.
Le cou flasque se plissa en rides innombrables ; la tête roula pesamment
sur le côté, bouche béante, yeux mal clos, jaune, froide, d’une lourdeur de
pierre.
    – Ça y est ? demanda le gros Ribotte.
    Il soufflait bruyamment. Sa grosse face incolore de paysan
gavé de pommes de terre se pencha une seconde sur la tête du mort.
    – Ça y est.
    Alors ils soulevèrent le corps par les épaules et par les
pieds, ils l’étendirent sur un vieux drap de lit souillé de taches pisseuses, déplié
à même le parquet. Les coudes et le crâne du mort heurtèrent durement le bois.
    – Ça n’fait rien, déclara Madré. Y n’sent plus rien, allez.
    On croisa les bras de l’homme qui ne sentait plus rien, on
referma le drap sur sa face. Il n’y eut plus qu’une longue et large forme
anguleuse étendue dans la blancheur d’un suaire. Mais à ce moment retentit un
cri, une sorte de sanglot sauvage. Zetti, le visage dans les mains, se sauvait
à l’autre bout de la salle. Sa terreur passa, par une subite contagion, d’un
homme à l’autre. Les deux infirmiers et Madré qui s’inclinaient, les

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