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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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mains
prêtes, pour empoigner le corps et l’emporter, se redressèrent frissonnants. Et
ils ne virent dans la salle que deux têtes rapprochées par une horreur commune,
deux têtes exsangues de vieillards, déjà cadavériques, dont les yeux
regardaient avec épouvante… Ce ne fut qu’une seconde. On emporta le mort. Des
voix résonnèrent. Il y eut même un rire. La terreur ne resta que dans quelques
âmes ; mais celles-là, elles les envahissait, pareille à une grande ombre
désolante.
    – T’as peur, dis ? demandait Petit Georges à Zetti.
    Fraternellement, il lui écartait les mains pour voir dans
les yeux cette peur dont le froid venait jusqu’à lui.
    – T’es fou ! Pourquoi qu’t’as peur des morts ?
C’est bien fini pour eux et çui-là, il avait fait son temps, pas ? C’était
bien son tour, pas le nôtre, hein ? Les vieux, faut bien qu’y meurent.
    –  Si, si ! articula enfin l’italien que
cette jeune et douce voix rassérénait.
    Mais là-bas, lits 15 et 17, les deux vieillards se
recroquevillaient en entendant ces mêmes paroles : « Les vieux, faut
bien qu’y meurent. » Van Hoever chercha des yeux quelque chose, désespérément.
Voici qu’il se souvenait des petits crucifix en bois que l’on accroche, dans
les campagnes, au-dessus des lits et vers qui montent les prières des
agonisants. « Seigneur Jésus ! » dit-il. Et Gobin, le notaire
qui ne priait plus depuis vingt ans, répéta involontairement, tandis que ses
membres perclus s’alourdissaient de froid et d’immobilité : « Seigneur
Jésus !… » Puis, ensemble, l’un d’une voix distincte, l’autre plus
bas, dans un souffle presque éteint, ils dirent :
    – Ayez pitié de nous…

31. Les lettres.
    Le 4627 était un grand corps couvert jusqu’aux yeux, prostré
dans un sommeil quasi perpétuel. Personne ne retenait le nom de ce malade qui
ne disait rien, ne bougeait guère. Il apparaissait une fois par nuit, fantomatique
dans ses linges moites, se traînant de lit en lit, très lentement, vers les
cabinets. Puis il se recouchait. Il mourait indéfiniment, vieux dans la prison
de six ou sept ans. On imitait ses balbutiements nocturnes, achevés par un
murmure ridicule : « Ben-ben ta-ti… ff. »
    Le vaguemestre parcourait un soir la salle, sans remarquer
les regards de convoitise attachés sur le paquet de lettres décachetées qu’il
tenait à la main :
    – Alexis… Madré… Van Hoever… Poissonnier…
    Il fallut chercher Poissonnier, inconnu, parmi ses voisins. On
le découvrit au lit 19, matricule 4627, l’homme qui dormait toujours, l’homme
qui dormait sans fin puisque c’était sa façon de mourir. Madré, claudiquant, courut
à lui.
    – Bougre de dormeur ! Mais réveille-toi donc !
Une lettre que j’te dis !
    Le 4627, enfin, se souleva, montrant un visage bouffi, plaqué
de touffes de barbe, et des yeux effarés.
    – Poissonnier, oui, oui, c’est moi… présent !
    – Bon, fallait l’dire ! fit le gardien, sans méchanceté
en lui tendant une enveloppe jaune.
    Le vaguemestre essuya d’un revers de main sa moustache salie
de grains de tabac. Une demi-minute encore, il resta là, étrangement isolé. On
vit sa petite figure rougeaude et ratatinée, ses épaules inégales, les boutons
de métal de sa vareuse à parements jaunes, puis on ne le vit plus. Les lettres
subsistaient seules, comme si les mains ignorantes et insignifiantes qui les
touchaient, les portaient, les donnaient, eussent complètement disparu.
    Le 4627 retombait à son sommeil perpétuel. Madré dut lui
faire violence, le tenir redressé.
    – Voyons, veux-tu, oui ou non, que j’te lise ta lettre ?
    L’autre fit oui avec un immense découragement, pour
qu’on lui rendît ensuite son repos.
    – Eh bien, écoute. T’endors pas, hein ?
    Le 4627 fixa stupidement la lettre. Il gardait la bouche
ouverte, dans une sorte d’aspiration interrompue.
    – Écoute, c’est de ta femme. « Épouse Poissonnier,
Thérèse, née Michon. »
    À travers la torpeur et le sommeil quelque chose de ces mots
parvint au malade. Un effort d’attention déforma sa grosse face. « Ma… ma…
ma femme, » balbutia-t-il et il parut un peu plus éveillé. Comprit-il que « son
petit Marcel qui venait d’avoir neuf ans l’embrassait bien fort » ? Que
l’aînée, Marie, entrait en apprentissage et qu’ils songeaient au père, en
voyage depuis si longtemps – aux colonies – avec le souci obstiné

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