Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
détournait, un corps qui chancelait ou bien parce qu’une déportée – cette grande femme brune que tous aimaient dans le baraquement, qui réussissait à chanter parfois d’une voix grave et résolue – avait encore visage humain, qu’elle restait digne sous leurs coups.
Mort donnée pour un silence ou un chuchotement.
Mort que Sarah Berelovitz ne craignait plus, car la mort était comme la neige ou le vent, les saisons sur le camp. Elle venait attendue, inattendue, un coup de gourdin parce qu’on ne marchait pas assez vite, ou l’épuisement, ou bien un geste, qui désignait pour la file de gauche, la chambre à gaz. Là-bas à l’extrémité des barbelés. Et le four dont la fumée couvrait le camp, ou s’effilochait au-dessus des étendues sombres de hêtres et de sapins. La mort vers laquelle Sarah avait quelquefois envie de se laisser glisser pour enfin cesser de se souvenir ou d’espérer. Elle deviendrait l’une de ces formes blanches et anguleuses qu’on empilait sur un camion et qu’on portait là-bas, à l’extrémité des barbelés.
Les morts sont heureux, ils oublient.
Sarah se souvenait.
Le soir dans le baraquement, quand la puanteur malgré l’habitude l’empêchait de dormir, qu’elle serrait la main de sa mère, couchée près d’elle, vieille sans cheveux, les yeux usés comme des pierres noires, elle craignait ce manège de la mémoire qui allait l’entraîner de plus en plus vite, son père, Varsovie, les arbres du quai de Béthune, Serge dont elle savait seulement qu’il était revenu en France puisqu’elle avait reçu peu de temps avant qu’on ne les arrête, elle et sa mère, une carte postale de lui. Serge l’avait adressée – à tout hasard sans doute – à Monsieur et Madame Cordelier, Le Mas Cordelier, Cabris. Il avait écrit : « J’écoute ici le concerto de Mozart et je pense à vous. Votre ami, Do. »
La carte postale avait été postée à Paris.
Sarah dès qu’elle l’avait lue, était sortie pour marcher seule dans la campagne.
« … Tu me laisses », disait Nathalia Berelovitz.
L’effroi de sa mère depuis que la guerre avait commencé, qu’il avait fallu quitter Paris avec Gallway, cette peur de Nathalia comme une maladie contagieuse, contre laquelle Sarah devait lutter à chaque seconde.
« … Maman, disait-elle, tu sais bien qu’ici tu ne risques rien. »
Nathalia secouait sa tête, restait sur le seuil, visage, corps gris de la peur.
Sarah s’éloignait, la carte postale de Serge contre sa paume, dans la poche. Elle prenait les chemins où elle s’était promenée, à l’automne 1940, avec Allen Roy Gallway. Elle cueillait des fleurs, écrasait entre ses doigts des feuilles de menthe sauvage. Elle marchait vite pour fuir la voix de sa mère, puis elle portait en elle ce murmure qui devenait son inquiétude, ses regrets de ne pas avoir quitté la France comme le voulaient Allen et Serge. Elle s’asseyait sur le talus, se souvenait de l’insistance d’Allen. Pourquoi lui avait-elle résisté ?
Elle regardait la mer, au loin, les toits de tuile rouge, et à droite, contre la falaise, entre les oliviers, les bâtiments du Mas Cordelier, ces murs de pierre qui avaient vu naître Serge et qu’elle n’avait pu abandonner. Quand elle lisait, au-dessus du porche l’inscription de la clé de voûte, taillée dans le calcaire grenu 1777. Jean Cordelier, elle était apaisée. Les guerres passaient mais les hommes laissaient leurs traces qui demeuraient vives. Regret alors de ne pas avoir eu d’enfant de Serge, trop vieille déjà.
Peut-être n’avait-elle pas suivi Allen à cause de ces lieux qu’elle aimait, du sentiment aussi qu’elle n’avait rien à défendre d’autre que sa propre vie, si peu. Pas de fils. Pourquoi fuir alors ?
Elle s’allongeait. Les plantes sauvages piquaient sa nuque et ses épaules. Le ciel paraissait se mouvoir au-dessus d’elle autour de l’axe blanc d’un nuage.
« … Sarah, Sarah. »
Sa mère n’avait pu rester seule au Mas et la cherchait déjà. Sarah se redressait, allait à la rencontre de Nathalia Berelovitz. Elle l’apercevait, menue, désemparée, silhouette qui annonçait le malheur.
« … Je suis là », criait Sarah.
Elle marchait lentement vers sa mère, elle se persuadait qu’elle n’avait pas fui pour oser affronter enfin le destin tragique que depuis l’enfance Nathalia Berelovitz prédisait.
Ce défi, Sarah le renouvelait lorsque Mietek
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