Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
sûr, mais votre Weber a un système de défense. Vous auriez travaillé avec lui, dès avant la guerre, pour les Russes et les Allemands.
Elle eut une brusque nausée. Elle vit la route, elle entendit le claquement des galoches, le bruit mat du corps de sa mère qui heurtait la chaussée.
— Il se venge, continuait Letel. Je crois qu’il vous aimait beaucoup. Vous l’avez humilié. Il ne vous a pas pardonné.
Il allumait un autre cigare, s’asseyait à son bureau. Elle se laissait tomber dans le fauteuil. Voilà que de ce qui était le fond lointain de sa vie, cette grisaille oubliée, les tournées de concerts avec Web, les chambres séparées dans les hôtels, surgissait cette fange. L’envie de mourir de dégoût ou de lassitude.
— C’est Serge que je veux protéger, dit Letel… Il ne mérite pas ça et vous non plus. Nous allons…
Sarah frissonna. Un matin, au moment de l’appel, alors que la surveillante du bloc hurlait, la matraque de caoutchouc à la main, Sarah avait commencé à frissonner. Rester couchée, les laisser toutes, sa mère, Élisabeth Loubet, les camarades, toutes bondir, courir sous les coups, attendre sur la place du camp que le froid s’empare d’elles, refuser de continuer, choisir la mort pour ne plus rien affronter. Sarah avait abdiqué quelques secondes, puis, d’où vient l’énergie ? elle avait pensé à Serge. Lui refuserait de mourir, accepterait la souffrance. Lui était le courage. Et elle avait sauté de la paillasse, soulevé sa mère avec l’aide d’Élisabeth et toutes les trois avaient couru.
Sarah se leva.
— J’avertirai Serge moi-même, dit-elle. Que le procès ait lieu. Lui et moi, nous nous faisons confiance. Nous ne craignons rien.
— Vous serez confrontée à Weber, dit Letel.
— Quand vous voudrez.
Elle était rentrée quai de Béthune, calme. Elle disposait dans l’appartement les fleurs qu’elle avait achetées à l’intention de Serge, poussant le lit dans la grande pièce dont les fenêtres donnaient sur la Seine. Et quand Serge, dans la soirée, le dos appuyé aux coussins, lui demanda de jouer pour lui, elle s’installa au piano, paisible, heureuse.
Il n’y a jamais d’autre issue que le courage. Il nettoie. Elle se sentait neuve, sûre maintenant qu’une autre période de leur vie s’ouvrait. Elle joua, regardant Serge qui fermait les yeux et dont le visage se détendait.
— Je vais adopter un enfant, dit-elle quand elle eut terminé.
— Et moi ? interrogeait Serge.
— Je veux qu’il garde le nom de Berelovitz.
Elle s’était assise au bord du lit, mais pour lui parler de Weber, elle préféra s’éloigner afin que Serge la juge sans complaisance.
— J’ai rencontré ton ami Letel, commença-t-elle.
Elle raconta.
Serge se tut un court moment après qu’elle eut terminé.
— Pour cet enfant, dit-il, fille ou garçon ?
Sarah revint s’asseoir au bord du lit.
— Je choisirai celui qui a le plus souffert, dit-elle.
Elle avait consulté les organismes de réfugiés. Elle voulait adopter un enfant en Allemagne, là où elle avait laissé sa mère. Que du lieu de la mort revienne la vie.
En décembre 1945, elle obtint l’autorisation de se rendre dans la zone anglaise d’occupation, d’entrer dans cet hôpital où l’on rassemblait les enfants abandonnés.
Elle passa dans les salles. On lui montra cette petite fille aux cheveux noirs, aux cernes dévorant les joues.
« … Elle ne parle pas, elle ne pleure jamais, elle a peur même de sa voix », disait l’infirmière.
— Elle, dit Sarah, celle-là oui…
La joie de Serge quand elle lui téléphonait, son essoufflement. Sarah l’écoutait, elle l’imaginait debout dans l’entrée du Mas Cordelier, appuyé à ses deux cannes.
— Nous te rejoignons, disait-elle, nous, Nathalia et moi…
Il riait à nouveau.
— Je suis heureux que ce soit une fille, je t’aimerai deux fois.
Le téléphone raccroché, Sarah s’allongeait, tenant le poignet de Nathalia. Elle réfléchissait à ses relations avec Serge, comment elles avaient changé avec la guerre. Ils étaient plus proches, plus tendres l’un pour l’autre. Ils n’avaient pas encore osé pourtant se coucher côte à côte, peur de découvrir le corps de l’autre blessé. Mais Sarah n’était pas impatiente. Elle était sûre qu’un jour le désir renaîtrait dans sa généreuse et flamboyante violence, avivée par leur longue retenue.
Elle passa quelques jours à
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