Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
flanc.
J’ai passé la nuit les deux mains sur mon sexe, comme si j’avais voulu l’enfermer ou bien retenir cette courte brûlure que je ravivais, croisant mes doigts, effleurant cette ellipse allongée, humide, que je sentais gonfler et dont je m’étonnais qu’elle se fût ouverte, si étroite à mes doigts. Je craignais même de respirer tant ces mouvements de ma main me paraissaient bruyants, vacarme qui faisait battre ma tête, et il me semblait que Sarah allait entrer dans ma chambre, s’asseoir sur le bord du lit comme elle le faisait souvent et entendre.
Elle n’avait pas paru surprise de mon retard, m’interrogeant à peine – et j’étais rassurée et déçue qu’elle ne s’aperçoive pas de la frontière que je venais de franchir.
Je fus durant tout le dîner au bord de la confidence. Entre Sarah et moi je voulais que rien ne demeure obscur, mais je ne savais quels mots employer. Je commençais silencieusement des phrases : « je suis allée avec Claude », « j’ai couché avec Claude », « je ne suis plus vierge », « j’ai fait l’amour » ; toutes me paraissaient incomplètes ou fausses. J’en imaginais de simples « j’ai connu un garçon, ce soir » ; de vulgaires qui m’écorchaient et que je me surprenais pourtant à énoncer dans ma tête tout en paraissant écouter la radio avec Sarah, « j’ai baisé avec Claude ». Pourquoi n’aurais-je pas dit : « j’aime Claude, il est entré dans moi, et je suis bien » ! Mais aimais-je Claude ?
Dès le début de l’année je l’avais remarqué, des cheveux noirs bouclés, un visage doux à la peau très blanche, des traits réguliers, qu’heureusement soulignaient une bouche charnue, un menton prononcé et des sourcils touffus. « Il est grec, tu sais », m’avait dit Laurence. Il était assis au premier rang, interrompait de questions le cours de français.
« Lamy ne comprend rien », disait-il à la sortie de la classe.
Je passais près de lui, irritée de ses audaces, admirative aussi. Il était courageux. Il dialoguait avec Monod, qui le traitait en égal : « Makeronos, qu’est-ce que vous en pensez ? »
Est-ce que je l’aimais pour autant ? N’était-ce que cela l’amour dont tant d’œuvres étaient pleines ?
J’avais pourtant accepté qu’il entre en moi. J’en étais surprise jusqu’à me demander si cela s’était vraiment produit, mais je ne pouvais douter, il me suffisait de penser à cet instant pour que je sente à nouveau la brûlure, l’envie de l’autre aussi. Avais-je honte ? J’avais cherché à retenir Claude et depuis il me manquait. Je ne pouvais dire « je suis bien », je ne l’étais pas.
Je me reprochais de ne pouvoir trouver l’expression vraie. J’avais envie de me lever de table, de soulever ma jupe, de montrer à Sarah ma culotte de satin bleu tachée de rouge. J’étais folle et comment maman ne s’en apercevait-elle pas ?
Je découvrais à son absence d’intuition combien les choses du sexe qui nous touchent au plus profond sont singulières, incommunicables. Personne, même Sarah dont je savais l’amour, ne pouvait les percevoir. Désormais j’avais un domaine secret que je ne pourrais partager que dans la brève rencontre de l’acte. Et pouvais-je même être sûre de partager ? Que savait Claude de ce que j’avais ressenti, de ce que j’éprouvais encore alors qu’il devait – il me l’avait dit en me quittant – participer à un collage d’affiches avec Monod ? Et moi qu’avais-je appris de lui ? Qu’il avait un corps lourd qui me collait à la terre. Mais de lui vraiment, de cette raideur dont je sentais le rayonnement, la chaleur aiguë qui m’écartait, que savais-je ?
Je regardais Sarah comme je ne l’avais jamais fait. D’elle aussi j’ignorais cette part essentielle dont je mesurais maintenant l’importance. Oserais-je encore toucher son corps comme j’avais aimé le faire, m’allongeant près d’elle ? Désormais il était un entrelacs de mystères. Faisait-elle encore l’amour avec Serge ? En ressentait-elle le besoin et est-ce pour cela qu’elle souffrait de son absence ? Brutalement, les sentiments dont j’avais cru qu’ils gouvernaient les êtres, traînaient une ombre dense, les désirs du corps.
— Tu entends, tu entends, disait Sarah.
Elle était là en face de moi. Elle m’aimait. Elle m’avait vue chaque jour depuis seize ans. Elle m’avait nourrie, lavée, soignée. Pas
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