Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
cheveux de manière qu’ils les couvrent. Mes hanches aussi – imaginais-je – s’étaient arrondies. J’étais une femme. J’attendais mes règles avec impatience et quand elles venaient j’avais un sentiment de déception, celui d’une perte.
Je n’ai appris que plus tard que les femmes emploient ce mot, pertes, pour parler du sang qui s’écoule d’elles, inutile. J’aurais aimé tout retenir en moi pour ne rien abandonner de Claude.
Quand il me faisait l’amour, que sous l’herbe qu’il avait déposée dans la borie je sentais les pierres s’enfoncer dans mon dos, j’éprouvais le désir de le garder. Qu’il ne s’écarte pas de moi me laissant ouverte et vide. Je pensais à un enfant que je porterais dans moi, si pleine de lui que je ne ressentirais plus aucun besoin. Mais Claude me quittait d’un brusque déhanchement et nous restions l’un et l’autre, côte à côte.
Je descendais dans la cuisine, lavée, petite fille. Sarah était distraite, soucieuse. Elle se contentait de mes apparences et moi je détournais son attention de peur qu’elle ne devine.
Serge était ministre, le Comité contre les tortures en Algérie, que présidait Monod, demandait à Sarah de participer à ses activités.
« … Je ne peux pas, m’expliquait Sarah. Signer des pétitions oui, mais membre d’un groupe. Non, avec le rôle de Serge je ne peux pas. »
Je pouvais lui parler de Claude que la police avait retenu toute une nuit parce qu’il avait été surpris à lacérer des affiches en faveur de De Gaulle.
Il avait été giflé, insulté, transporté en voiture à plusieurs kilomètres de Grasse et contraint de rentrer à pied.
« … La prochaine fois, on t’expédie chez les fellouzes », lui avait-on crié.
J’apprenais ces mots de guerre : torture, gégène – la dynamo dont on se servait pour électrocuter par à-coups les prisonniers algériens – fellouzes, fellagha, paras, fascistes, « la question », cet interrogatoire brutal comme au Moyen Âge pour que les prisonniers parlent.
L’automne s’installait avec ses pluies d’averse, ses chemins détrempés, la terre rouge des dolines spongieuses.
Nous allumions des feux dans les bories, puis nous regagnions le lycée. Claude transformait les cours de philosophie en meetings. Je me disputais avec Laurence Castellan, l’Algérie peut-être comme prétexte à nos rivalités de jeunes femmes ?
Il y eut un autre été mais je ne réussis pas à le distinguer du premier. Claude était-il déjà parti ? Ou bien notre liaison durait-elle encore ? Je confonds peut-être deux années.
J’ai échoué au baccalauréat, j’ai dû recommencer. Claude s’était inscrit à la Faculté des Lettres, à Nice. Il suffisait d’une heure pour s’y rendre, mais ce ne sont ni les kilomètres ni la durée du voyage, qui séparent. J’ai découvert ainsi, ce deuxième ou ce troisième été, que l’amour a une histoire, qu’il commence et qu’il finit.
Je m’asseyais sous un mûrier au bord de la route, là où Claude m’avait attendue. Il arrivait en retard. Je le guettais, cachée dans les figuiers et le téléphone sonnait : « Excuse-moi, je… »
Je ne me révoltais pas. Je ne pleurais pas. Je ne voulais pas que la rupture vienne de moi, je voulais être présente jusqu’à l’extrémité ténue de notre relation. J’attendais parfois plusieurs heures, un livre ouvert devant moi, incapable de lire pourtant, immobile, devenue souche.
Je me levais à la fin, satisfaite de mon obstination inutile. Je lui téléphonais. Je disais : « Je t’ai attendu. » J’éprouvais à sa gêne ou à sa colère – et l’une et l’autre se mêlaient – l’écart qui nous séparait désormais. Mais je l’attendais à nouveau le jour suivant, cherchant à comprendre pourquoi nous qui avions été si proches – nos corps comme nos doigts noués – étions emportés par des dérives contraires.
Je me disais parfois que nous avions dilapidé trop vite ce qui nous unissait. Ensemble toujours, nos corps donnés sans retenue, nos pensées retournées devant l’autre comme un sac qu’on vide. Mais quoi, fallait-il calculer en avare sa passion, gérer ses sentiments ? J’en étais incapable. S’il fallait faire carrière en amour comme Serge faisait carrière en politique, que vienne la solitude !
Nous nous sommes vus avec Claude pour la dernière fois en septembre 1960. Les mois de cette année-là furent si
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